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NOTICE.

Bien peu de personnes, mème des plus lettrées, soupçonnent l'existence de tragédies antérieures à celle de Corneille sur le combat des Horaces et des Curiaces. Il y en a trois cependant; mais si elles ont un instant attiré l'attention de quelque curieux, elles ne le doivent qu'au chef-d'œuvre dont elles ont été suivies.

L'Orazia qui donne son nom à la pièce que l'Arétin a faite sur ce sujet et qui a été imprimée pour la première fois à Venise en 1546, n'est autre que la sœur d'Horace. Cette tragédie a été curieusement comparée à l'Horace de Corneille, en Italie par Napoli Signorelli', et en France par Ginguené2; mais ce parallèle, au lieu de faire ressortir certaines analogies, n'a servi qu'à constater entre les deux œuvres de notables diffé

rences.

La plus ancienne tragédie française d'Horace se trouve, avec un Diocletian, dont le véritable sujet est le martyre de saint Sébastien, dans un volume in-12, publié à Paris, chez David le Clerc, en 1596, sous ce titre « Les Poësies de Pierre de Laudun d'Aiguliers, contenans deux tragedies, la Diane, meslanges et acrostiches. OEuvre autant docte et plein de moralité que les matieres y traictées sont doctes et recreatives. »

Celle des deux tragédies d'Aigaliers qui doit seule nous occuper ici, est intitulée simplement, en tête de la page 36 : Horace, tragédie; » mais à la page 38 on trouve ce titre plus

a

D

1. Storia critica de' teatri, Napoli, V. Orsino, 1788, tomo III,

P. 121-126.

2. Histoire littéraire d'Italie, IIe partie, chapitre xx1, 2e édition, tome VI, p. 128-143.

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fastueux: « Tragédie d'Horace trigemine. » La dédicace est adressée à très-haut et puissant seigneur Henry de Scipion, duc de Joyeuse. Dans l'argument qui figure en tête de la pièce, Laudun ne fait guère qu'analyser le morceau de Tite Live que Corneille a placé au devant de la sienne et que nous reproduisons plus loin1; mais après qu'Horace appelé en justice comme sorricide, » a été renvoyé absous, on trouve le dénoùment fort inattendu que voici : « Metius Suffetius, qui avoit voulu faire trahison au roi Tullius2 à la suasion des citoyens d'Albe, fut par le roi Tullius condamné d'être tiré à quatre chevaux, dont l'exécution s'ensuivit; après, ce roi Tullius ayant régné trente-deux ans, fut inopinément foudroyé avec ses domestiques, qui est la clôture de la catastrophe de la tragédie, et pour te donner témoignage de mon dire, lecteur, qui as envie de savoir l'histoire au vrai et au long, je t'envoie ès auteurs suivants, desquels je me suis servi à composer cette tragédie. Je mets les noms des auteurs en latin, de peur de te tromper et moi aussi à la version française d'iceux. Plinius Novocomensis, Titus Livius, Virgilius, Ptolomæus, Chronica Chronicorum, Johannes Functius, Ovidius, Plutarchus, Alexarchus. » La tardive punition de Tullus est annoncée dans la pièce par ce jeu de scène : « Le foudre vient et le tue avec son gentilhomme. » Le dialogue monosyllabique qui a lieu pendant le combat est plus étrange encore :

Ça, çà, tue, tue, tue. Ça, çà, çà, tue, tue, pif, paf.

Si incomplète que soit cette analyse, si peu nombreux que soient ces extraits, en voilà plus qu'il n'en faut pour prouver que Corneille n'a rien puisé à une pareille source.

Enfin le troisième Horace antérieur à celui de Corneille, el Honrado hermano, tragi-comedia famosa, a été publié par Lope de Véga, âgé de soixante ans, dans le dix-huitième volume de son théâtre, qui parut en 1622 et contient, comme le prouvent les dédicaces, des ouvrages représentés longtemps auparavant. Le sujet de cette pièce se détache à peine sur un canevas d'aventures bizarres. « Nous ne sommes occupés, dit

1. Voyez ci-après, p. 262-272.

2. Il y a Tullius, au lieu de Tullus, dans le texte de Laudun.

D

M. Saint-Marc Girardin dans la spirituelle analyse qu'il en a donnée, que de filles qu'on veut faire religieuses, de femmes déguisées en cavaliers, de ruses pour enlever la fille sous les yeux mêmes du père, toutes scènes de comédie. Pourquoi les personnages qui figurent dans ces scènes de comédie s'appellent-ils les Horaces et les Curiaces? Je n'en sais rien en vérité. Ils pourraient aussi bien s'appeler don Gusman, don Pèdre, don Gomez. L'histoire n'y perdrait rien; car l'histoire n'est pour rien dans tout cela. » Néanmoins, bien qu'on ne trouve dans cet ouvrage aucune intention de peindre le caractère romain, Lope ramasse dans Tite Live divers détails matériels qui servent plutôt à la bigarrure qu'à la vérité du tableau. Tels sont l'interregnum, ce régime bizarre qui en attendant une élection définitive donnait la royauté à une suite de sénateurs, souverains chacun pendant cinq jours; les pillages dans les campagnes albaines, conséquence de cette anarchie; deux ou trois ambassades d'Albe et de Rome, conduites tout autrement que dans Tite Live; la harangue de Metius entre les deux armées pour proposer le combat des six; l'appel au peuple conseillé par Tullus après la condamnation d'Horace; enfin sa défense par son père, faible imitation du magnifique thème oratoire fourni par par l'historien. Ce n'était pas la peine d'exposer sur la scène le triple duel pour en retrancher, faute d'espace sans doute, la poursuite inégale des champions blessés, la fuite simulée de l'Horace survivant, qui accomplit sur place sa triple victoire avec une jactance de matamore. Le dénoûment de cette tragi-comédie exigeait un mariage à l'espagnole, qui s'entremêle à la scène du forum sans en abaisser le ton bien sensiblement. Horace a chez lui une fille de sénateur, qu'il prétend toutefois avoir respectée. Le père exige qu'il l'épouse avant de subir son supplice. On va la chercher, et pendant ce temps Horace est absous par une acclamation populaire.

A coup sûr, ici encore, nous ne trouvons rien qui puisse nous faire supposer chez Corneille une imitation, un souvenir direct; la pièce de Lope de Véga ne présente avec la tragédie de notre poëte d'autres ressemblances que celles qui naissent

1. Journal des débats du 9 juin 1852.

de la communauté d'un sujet populaire et classique en tout pays. La scène où Julie, la Camille de Corneille, se trouve en face de son frère victorieux, est tout indiquée par Tite Live. Il est vrai que lorsque Julie s'exprime de la sorte: « Je ne viens pas avec allégresse célébrer ce jour, si ce n'est par mes pleurs', cette pensée, qui n'est pas dans Tite Live, rappelle aussitôt ces vers:

Et rends ce que tu dois à l'heur de ma victoire.

Recevez donc mes pleurs, c'est ce que je lui dois2;

mais c'est là une idée fort naturelle, et cette similitude passagère est sans doute purement fortuite 3. Toutefois, si Corneille n'a pas eu de lui-même la pensée d'écrire une tragédie d'Horace, c'est probablement l'ouvrage de Lope, plutôt que tout autre, qui la lui a suggérée, car à cette époque il était naturel qu'il interrogeât le théâtre espagnol avec une curiosité que ne pouvaient exciter en lui au mème degré de froides amplifications composées ailleurs pour la lecture plutôt que pour la

scène.

Du reste, de quelque manière qu'il ait été amené à traiter ce sujet d'Horace, il est certain que cette idée s'est présentée à son esprit peu de temps après le succès du Cid. Nous n'essayerons pas de le prouver, à l'aide d'une lettre écrite de Rouen, et datée du 14 juillet 1637, où Corneille dit à Rotrou : « M. Jourdy m'a conté les plus belles choses de son voyage de Dreux, et me donne grande envie de venir vous voir dans votre belle famille; mais c'est ur. plaisir que je ne saurai avoir encore de longtemps, vu que je veux vous montrer une nouvelle pièce qui est loin d'être finie. » Ce n'est pas là un témoignage suffisant à nos yeux, car nous aurons plus tard à présenter contre l'authenticité de ce document des objections

I.

No vengo con alegria

á celebrar este dia,

sino con mi llanto triste.

2. Acte IV, scène v, vers 1256 et 1257.

3. Nous nous plaisons à rappeler que M. Viguier a bien voulu relire à notre profit les auteurs dramatiques espagnols qui ont traité les mêmes sujets que Corneille; c'est à lui que nous devons la plupart des considérations qui précèdent.

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