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siècle'. Elle avait vivement défendu l'ouvrage et l'auteur, et Corneille lui dit d'un ton pénétré : « Je ne vous dois pas moins pour moi que pour le Cid. »

Par malheur il perdit en partie le fruit de cette utile démarche en faisant paraître son Excuse à Ariste2, qui a servi de prétexte aux nombreuses attaques dont le Cid a été l'objet. Dans cette épître notre poëte refuse à un de ses amis quelques couplets, en lui répondant que cent vers lui coûtent moins que deux mots de chanson, et il ne dissimule ni le légitime orgueil qu'il éprouve, ni le profond dédain que lui inspirent ses rivaux. Les éditeurs et les biographes de Corneille sont loin d'être d'accord sur l'époque où ce petit poëme a paru. Au lieu de faire ici l'énumération de leurs opinions contradictoires, voyons si l'examen des écrits du temps ne peut pas nous fournir une solution à peu près certaine.

« On ne vous a pas sollicité, dit Mairet, de faire imprimer à contre-temps cette mauvaise Excuse à Ariste.... A dire vrai, l'on ne vous a pas cru ni meilleur dramatique, ni plus honnête homme pour avoir fait cette scandaleuse lettre, qui doit être appelée votre pierre d'achopement, puisque sans elle ni la satire de l'Espagnol3, ni la censure de l'observateur n'eussent jamais été conçues. »

Ce passage indique bien que l'Excuse à Ariste est postérieure au Cid, et de plus il nous fait connaître l'ordre dans lequel les premières pièces qui y ont répondu ont été publiées. L'extrait qui va suivre, emprunté à un autre libelle, confirme et précise ce témoignage:

<< On m'a dit que pour la bien défendre (l'Excuse à Ariste), il assure qu'elle étoit faite il y a déjà plus de trois ans. Vrai

1. Lettres de Guy Patin, édition de M. Reveillé-Parise, tome I, p. 493 et 494, et Historiettes de Tallemant des Réaux, tome II, p. 163. 2. On ne sait sous quelle forme cette pièce parut pour la première fois. Elle circula peut-être d'abord manuscrite. La seule édition que nous connaissions forme 4 pages in-8°, sans date, et l'épître y est suivie du Rondeau dont nous aurons à parler tout à l'heure. Pour le texte de l'Excuse, voyez dans la présente édition les Poésies diverses. 3. L'Auteur du vrai Cid espagnol. Voyez p. 20.

4. Les Observations sur le Cid. Voyez p. 23, note 1. 5. Épitre familière du Sr Mairet, p. 19 et 20.

ment je n'imputerois qu'à vanité cette ridicule saillie si elle étoit postérieure au Cid, puisque le grand bruit qu'il a fait d'abord et par hasard pouvoit étourdir une cervelle comme la sienne; mais d'avoir eu ces sentiments et les avoir exprimés avant le succès de cette plus heureuse que bonne pièce, il me pardonnera s'il lui plaît, je treuve que c'est proprement s'ivrer avec de l'eau froide ou du vinaigre, et se faire un sceptre de sa marotte1. »

Ces réflexions prouvent de la façon la plus indubitable que l'Excuse à Ariste n'a été imprimée qu'après le succès du Cid, et, malgré les allégations des partisans de Corneille, il n'est point permis de croire qu'elle ait été composée auparavant.

Nous trouvons, quant à nous, la plus grande analogie entre cette pièce de vers et la belle épître imprimée en tête de la Suivante en septembre 1637; le sixain qu'elle renferme est tout à fait du même ton que l'Excuse, et les deux morceaux nous paraissent également répondre aux clameurs des critiques du Cid2.

La première réponse à l'épître de Corneille fut: « L'Autheur du vray Cid espagnol à son traducteur françois, sur une Lettre en vers qu'il a fait imprimer, intitulée « Excuse à Ariste, » où apres cent traicts de vanité il dit de soy-mesme :

Je ne dois qu'à moy seul toute ma renommée. »

Cette réponse, composée seulement de six stances3, se termine par les vers suivants :

Ingrat, rends-moi mon Cid jusques au dernier mot :

Après tu connoîtras, Corneille déplumée,

Que l'esprit le plus vain est souvent le plus sot,

Et qu'enfin tu me dois toute ta renommée.

Elle est signée Don Baltazar de la Verdad. Corneille et ses partisans n'hésitèrent pas à l'attribuer à Mairet. « Bien que vous y fissiez parler un auteur espagnol dont vous ne saviez pas le nom, lui dirent-ils plus tard, la foiblesse de votre style vous découvroit assez*. »

1. Réponse à l'Ami du Cid, p. 33.

2. Voyez la Notice de la Suivante, tome II, p. 115.

3. Nous connaissons de cette pièce deux éditions, toutes deux in-8°. L'une forme 2 feuillets non chiffrés, l'autre 3 pages.

4. Avertissement au besançonnois Mairet. Voyez ci-après, p. 67.

écrit-il

C'est du Mans que Mairet envoyait ces belles choses, et Claveret, qui comme lui s'était montré l'ami de Corneille et qui même avait adressé à ce dernier des vers élogieux que nous avons imprimés en tête de la Veuve, se chargea de répandre dans Paris le libelle où notre poëte était traité d'une façon si outrageante. La manière dont il s'en défend n'est guère propre à établir son innocence : « J'ai découvert enfin, à Corneille, qu'on vous avoit fait croire que j'avois contribué quelque chose à la distribution des premiers vers qui vous furent adressés sous le nom du Vrai Cid espagnol, et qu'y voyant votre vaine gloire si judicieusement combattue, vous n'aviez pu vous empêcher de pester contre moi, parce que vous ne saviez à qui vous en prendre. Je ne crois pas être criminel de lèse-amitié pour en avoir reçu quelques copies comme les autres et leur avoir donné la louange qu'ils méritent1. »

Corneille répondit à l' Autheur du vray Cid espagnol par rondeau qui commence ainsi :

Qu'il fasse mieux, ce jeune jouvencel
A qui le Cid donne tant de martel,
Que d'entasser injure sur injure,
Rimer de rage une lourde imposture,
Et se cacher ainsi qu'un criminel.
Chacun connoît son jaloux naturel,

Le montre au doigt comme un fou solennel.

le

Quelques éditeurs ont cru qu'il s'agissait ici de Scudéry, mais ce dernier n'avait pas encore paru dans la querelle où il devait jouer bientôt un rôle si important; ces vers s'adressaient à Mairet, qui, du reste, ne s'y trompa point.

α

« Vous répondez à l'Espagnol, dit-il, avec un pitoyable rondeau, dans lequel vous ne pouvez vous empêcher, à cause de

1. Lettre du Sr Claveret au Sr Corneille, p. 5.

2. La première édition de ce rondeau est fort rare; elle forme I feuillet in-4°. Un recueil de la Bibliothèque de l'Arsenal, catalogué dans les Belles-Lettres sous le numéro 9809 et qui contient la plupart des libelles publiés à l'occasion du Cid, en renferme un exemplaire. Ce rondeau a été plus tard imprimé à la suite de l'Excuse à Ariste. Voyez ci-dessus, p. 19, note 1. Le texte se trouve dans notre édition parmi les Poésies diverses.

la longueur de l'ouvrage, de faire une contradiction toute visible. Ici Mairet transcrit les vers que nous venons de rapporter, et il ajoute : « Comment voulez-vous qu'il se cache ainsi qu'un criminel, et que chacun le montre au doigt comme un fou solennel? l'épithète est solennellement mauvais'.

A quoi les partisans de Corneille répliquent : « Le rondeau qui vous répondit parlait de vous sans se contredire Que si l'épithète de fou solennel vous y déplaît, vous pouvez changer et mettre en sa place Innocent le Bel, qui est le nom de guerre que vous ont donné les comiques'. »

Vers la fin du rondeau se trouve un terme qu'on regrette d'y rencontrer, et qu'Arnauld fit plus tard effacer à Boileau dans son Art poétique. « Il eût été à souhaiter, dit Voltaire à ce sujet, que Corneille eût trouvé un Arnauld: il lui eût fait supprimer son rondeau tout entier. »

Si nous en croyons Claveret, il tenta d'être cet Arnauld. Vous êtes le premier qui m'avez fait voir ces beaux vers, dit-il à Corneille, lui parlant des stances intitulées l' Autheur du vray Cid espagnol, et si vous eussiez cru l'avis que vous me demandâtes et que je vous donnai sur ce sujet, vous n'auriez pas ensuite fait imprimer ce rondeau que les honnêtes femmes ne sauroient lire sans honte3. >>

C'est à ce malencontreux rondeau de Corneille que succédèrent les Observations sur le Cid. Voici comme Pellisson s'exprime à ce sujet : « Entre ceux qui ne purent souffrir l'approbation qu'on donnoit au Cid et qui crurent qu'il ne l'avoit pas méritée, M. de Scudéry parut le premier, en publiant ses observations contre cet ouvrage, on pour se satisfaire luimême, ou, comme quelques-uns disent, pour plaire au Cardinal, ou pour tous les deux ensemble*. »

La dernière hypothèse paraît de beaucoup la plus vraisemblable. Ce volume, auquel Scudéry ne mit point d'abord son nom, est un véritable acte d'accusation littéraire, dont l'auteur établit ainsi lui-même les principaux chefs:

1. Épitre familière du Sr Mairet, p. 21 et 22.

2. Avertissement au besançonnois Mairet. Voyez ci-après, p. 67. 3. Lettre du Sr Claveret, p. 6,

4. Relation contenant l'histoire de l'Académie françoise, p. 188.

• Je prétends donc prouver contre cette pièce du Cid : Que le sujet n'en vaut rien du tout,

Qu'il choque les principales règles du poëme dramatique, Qu'il manque de jugement en sa conduite,

Qu'il a beaucoup de méchants vers,

Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobées. »

Cette diatribe, vantée comme un chef-d'œuvre par les envieux de Corneille, qui, à eux seuls, formaient un public, eut trois éditions 1.

En se voyant traiter de la sorte par un homme qu'il considérait comme son ami, Corneille dut se reprocher vivement les pièces de vers qu'il avait écrites en sa faveur. Les partisans de Scudéry cherchaient en vain un motif ou du moins un prétexte à sa colère: ils n'en pouvaient alléguer de plausible. L'un d'eux, un peu surpris de l'ardeur avec laquelle le critique poursuit tout ce qui lui semble pouvoir donner lieu à quelque observation, en vient à former cette conjecture au moins singulière : « Je ne puis croire néanmoins, dit-il, que M. Corneille ne l'aye sollicité à en prendre la peine par quelque mépris qu'il peut avoir fait de sa personne ou de ses œuvres, à quoi il y a peu à redire. Bien qu'il y ait quantité de gens dénaturés et sans jugement, qui ont aversion pour les beautés, et qui trouvent mauvais que Belleroze sur son théâtre donne nom à l'Amant libéral, le chef-d'œuvre de M. de Scudéry, ce beau poëme ne perd rien de son éclat pour cela, non

Enfin

1. L'une a pour titre : Les Fautes remarquées en la Tragicomedie du Cid. A Paris. Aux despens de l'Autheur. M.DC.XXXVII. Le titre de départ porte: Obseruations sur le Cid. Le tout forme un petit volume in-8°, contenant 43 pages. - Une autre édition est intitulée : Obseruations sur le Cid. A Paris. Aux despens de l'Autheur. M.DC.XXXVII, in-8°. Elle se compose de 1 feuillet de titre et de 96 pages. une troisième porte exactement le même titre que la précédente, avec cette addition: ensemble l'Excuse à Ariste et le Rondeau; cette dernière édition, également in-8°, se compose de 1 feuillet de titre, de 3 feuillets non chiffrés et de 96 pages. Dans sa Lettre à l'Academie, Scudéry parle de la quatrième comme devant être prochainement publiée, mais tout porte à croire qu'il n'a pas donné suite à ce dessein.

2. Voyez l'Avertissement, tome I, p. xi, et les Poesies diverses.

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