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temps à autre cet ouvrage, mais nous ne savons qui en remplissait les principaux rôles. Il est mentionné dès 1659 dans le registre de Lagrange, le vendredi 11 juillet, avec une recette de cent livres, et le mardi 16 septembre suivant, avec une recette de cent six livres.

Quant à don Diègue, s'il faut en croire M. Aimé Martin, qui, suivant sa coutume, ne cite aucun témoignage contemporain à l'appui de son assertion, c'est d'Orgemont qui le joua d'original. Quoi qu'il en soit, il est hors de doute que Baron se chargea plus tard de ce rôle à l'hôtel de Bourgogne, où il passa avec la Villiers et son mari lors de la retraite de Mondory, et qu'il mourut le 6 ou le 7 octobre 16551 des suites d'un accident qui lui arriva en le jouant. Tallemant des Réaux nous l'apprend en ces termes : « Le Baron de même n'avoit pas le sens commun; mais si son personnage étoit le personnage d'un brutal, il le faisoit admirablement bien. Il est mort d'une étrange façon. Il se piqua au pied et la gangrène s'y mit 2. » Puis il ajoute en note:

Marchant trop brutalement sur son épée en faisant le personnage de don Diègue au Cid. » Il refusa de subir l'amputation : « Non, non, dit-il, un roi de théâtre comme moi se feroit huer avec une jambe de bois3. » Son fils, en remplissant le rôle de Rodrigue, essuya plusieurs mésaventures, heureusement beaucoup moins tragiques. Ayant prolongé outre mesure sa carrière dramatique, il lui fallut un jour, dit-on, le secours de deux personnes pour se relever après s'être imprudemment jeté aux genoux de Chimène, et il se vit accueillir par un rire général lorsqu'il dit :

Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend point le nombre des années 1.

Toutefois il fit bonne contenance, répéta les deux vers en affectant d'appuyer sur le premier hémistiche, et fut chaleureusement applaudi".

Aucun éditeur de Corneille ne nomme l'actrice qui repré

1. Voyez la Muse historique de Loret du 9 octobre 1655.

2. Historiettes, tome VII, p. 175.

3. Lettre à Mylord

*** sur Baron, p. 19. 5. Voyez Lemazurier, tome I, p. 97 et 98.

4. Vers 405 et 406.

sentait l'Infante. On possède pourtant sur ce point un renseignement très-précis : Scudéry dit dans ses Observations sur le Cid1 : « Doña Urraque n'y est que pour faire jouer la Beauchâteau 2.

Bien que Corneille n'ait pas cru devoir répondre à ce reproche dans sa Lettre apologétique, il semble y avoir été fort. sensible, car à vingt-quatre ans de distance, et après sa complète réconciliation avec Scudéry, il écrit dans un de ses Discours3: «Aristote blâme fort les épisodes détachés, et dit que les mauvais poëtes en font par ignorance, et les bons en faveur des comédiens pour leur donner de l'emploi. L'Infante du Cid est de ce nombre, et on la pourra condamner ou lui faire grâce par ce texte d'Aristote, suivant le rang qu'on voudra me donner parmi nos modernes. »

A la cour, le succès de la pièce fut immense. Corneille nous l'apprend lui-même : « Ne vous êtes-vous pas souvenu, dit-il à Scudéry, que le Cid a été représenté trois fois au Louvre et deux fois à l'hôtel de Richelieu? Quand vous avez traité la pauvre Chimène d'impudique, de prostituée, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la Reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l'ont reçue en fille d'honneur? »

Anne d'Autriche, heureuse de voir les passions et les caractères de sa chère Espagne reproduits avec tant de génie et accueillis avec tant de chaleur, tint à donner au poëte qui l'avait charmée une marque éclatante de son approbation. Depuis plus de vingt ans Pierre Corneille père remplissait l'office de maître des eaux et forêts en la vicomté de Rouen, et il avait fait

1.

P. 19 de l'édition en 43 pages et p. 40 de l'édition en 96 pages. 2. Dans leur Histoire du Théatre françois (tome V, p. 24, et tome IX, p. 408), les frères Parfait ont conclu de certains passages de la Comédie des comédiens, tragi-comédie de Gougenot, représentée en 1633, qu'à partir de cette époque Beauchâteau et sa femme étaient entrés à l'hôtel de Bourgogne pour ne le plus quitter; mais le témoignage de Scudéry établit formellement qu'à la fin de 1636 une actrice du nom de Beauchaâteau jouait au théâtre du Marais.

3. Tome I, p. 48.

4. Lettre apologétique. Voyez aux OEuvres diverses.

preuve dans des circonstances difficiles d'une singulière énergie1; le succès du Cid lui valut une récompense qu'il avait certes bien méritée, mais qu'il n'eût peut-être jamais obtenue: en janvier 1637, il reçut des lettres de noblesse, qui, tout en ne mentionnant que ses services personnels, étaient plus particulièrement destinées à son fils. Les contemporains ne s'y trompèrent pas l'auteur d'une des pièces publiées en faveur du Cid s'exprime ainsi : « On me connoîtra assez si je dis que je suis celui qui ne taille point sa plume qu'avec le tranchant de son épée, qui hait ceux qui n'aiment pas Chimène, et honore infiniment celle qui l'a autorisée par son jugement, procurant à son auteur la noblesse qu'il n'avoit pas de naissance. »

Le témoignage de Mairet n'est pas moins explicite : « Vous nous avez autrefois apporté la Mélite, la Veuve, la Suivante, la Galerie du Palais, et, de fraîche mémoire, le Cid, qui d'abord vous a valu l'argent et la noblesse3. »

«

Ce qui avait si fort séduit la Reine irrita vivement Richelieu. Quand le Cid parut, dit Fontenelle dans sa Vie de M. Corneille, le Cardinal en fut aussi alarmé que s'il avoit vu les Espagnols devant Paris. » Il se trouvait également froissé à tous égards, et la vanité du poëte avait autant à souffrir que les susceptibilités de l'homme politique. « Il eut, dit Tallemant des Réaux, une jalousie enragée contre le Cid, à cause que les pièces des cinq anteurs n'avoient pas trop bien réussi3. » Et Pellisson fait entendre la même chose, quoique avec beaucoup de circonspection et de réticences : « Il ne faut pas demander si la gloire de cet auteur donna de la jalousie à ses concurrents; plusieurs ont voulu croire que le Cardinal lui-même n'en avoit pas été exempt, et qu'encore qu'il estimât fort M. Corneille et qu'il lui donnât pension, il vit avec déplaisir le reste des travaux de cette nature, et surtout ceux où il avoit quelque part, entièrement effacés par celui-là. »

1. Voyez notre Notice biographique sur Corneille.

2. Le Souhait du Cid, p. 35.

3. Épitre familière du Sr Mairet, p. 18.

4. OEuvres de Fontenelle, tome III, p. 100.

5. Historiettes, tome II, p. 52.

6. Relation contenant l'histoire de l'Académie françoise, p. 187.

Si peu délicates que fussent les railleries dirigées contre le Cid, elles avaient le privilége de l'amuser. Tallemant, à qui il faut sans cesse revenir pour tous ces petits détails, nous dit dans son Historiette sur Boisrobert : « Pour divertir le Cardinal et contenter en même temps l'envie qu'il avoit contre le Cid, il le fit jouer devant lui en ridicule par les laquais et les marmitons. Entre autres choses, en cet endroit où Rodrigue dit à son fils Rodrigue, as-tu du cœur? Rodrigue répondoit: Je n'ai que du carreau1. »

Tout en blåmant, comme on le doit, un tel acharnement et de si indignes critiques, on est forcé de convenir qu'au moment où il parut, le Cid pouvait exciter de légitimes inquiétudes et augmenter les embarras d'une situation déjà bien difficile. La pièce entière était une apologie exaltée de ces maximes du point d'honneur, qui, malgré les édits sans cesse renouvelés et toujours plus sévères, multipliaient les duels dans une effrayante proportion. Elles étaient résumées dans ces quatre vers, que le comte de Gormas adressait à don Arias, qui le pressait, de la part du Roi, de faire des réparations à don Diègue :

Ces satisfactions n'apaisent point une âme:

Qui les reçoit n'a rien, qui les fait se diffame,

Et de pareils accords l'effet le plus commun

Est de perdre d'honneur deux hommes au lieu d'un2. Corneille fut contraint de les retrancher, mais tout le monde

1. Tome II, p. 395. Ce sont ces belles scènes du Ier acte qui ont été le plus souvent parodiées. La plus connue et la moins mauvaise de ces plaisanteries est le Chapelain décoiffé, de Gilles Boileau ou de Furetière, qu'on trouve dans le Ménagiana, tome I, p. 145.

2. Acte II, scène 1. Il résulte de la Lettre à Mylord et de l'Avertissement de Jolly que c'était seulement par tradition qu'on avait conservé ces vers, et que l'on connaissait bien la scène à laquelle ils appartenaient, mais non l'endroit précis où ils se plaçaient. Voltaire, dans son Théâtre de Corneille (1764, in-8o, tome I, p. 204), dit qu'ils venaient après le vers 368 : « Pour le faire abolir, etc., » et citant probablement de mémoire, il les donne avec quelques variantes : les pour ces, au premier vers; a tort pour n'a rien, au deuxième; déshonorer pour perdre d'honneur (voyez le vers 1466), au quatrième. Un argument décisif en faveur du texte de 1730 et 1738, tout au moins pour le second vers, c'est que n'a rien répond bien mieux au passage de Castro imité par Corneille Y el otro ne cobra nada,

CORNEILLE. III

2

les retint, et ils furent publiés pour la première fois, en 1730, par l'abbé d'Allainval dans la Lettre à Mylord sur Baron et la demoiselle le Couvreur, où l'on trouve plusieurs particularitez théâtrales, par Georges Winck, Paris, in-12, p. 21. Ils furent ensuite reproduits en 1738 dans l'avertissement de l'édition des OEuvres de Corneille donnée par P. Jolly (tome I, p. xx).

Parmi les changements apportés au Cid entre la première représentation et la publication, celui-là est le seul dont nous connaissions la nature; mais Scudéry nous apprend, dans sa Lettre à l'illustre Academie, qu'il y en a eu beaucoup d'autres · « Trois ou quatre de cette célèbre compagnie lui ont corrigé tant de fautes qui parurent aux premières représentations de son poëme et qu'il ôta depuis par vos conseils, et sans doute vos divins qui virent toutes celles que j'ai remarquées en cette tragi-comédie qu'il appelle son chef-d'œuvre, m'auroient ôté en le corrigeant le moyen et la volonté de le reprendre, si vous n'eussiez été forcés d'imiter adroitement ces médecins qui voyant un corps dont toute la masse du sang est corrompue et toute la constitution mauvaise, se contentent d'user de remèdes palliatifs et de faire languir et vivre ce qu'ils ne sauroient guarir1. »

Que les choses se soient passées ainsi, nous sommes bien éloigné de le croire; mais ne résulte-t-il pas du moins de ce passage, trop peu remarqué, que des changements nombreux, et dont par malheur nous ne pourrons jamais apprécier l'importance, ont été faits avant la publication? Elle suivit d'assez près l'anoblissement du père de Corneille; l'achevé d'imprimer est du 24 mars 16372. La pièce est dédiée à la seule personne dont l'influence pouvait tempérer les rancunes du Cardinal, à Mme de Combalet, sa nièce, et plus encore, si l'on en croit Guy Patin et Tallemant des Réaux, les deux pires langues du

1. Page 7.

2. Voici la description bibliographique de la première édition : Le Cid, tragi-comedie. A Paris, chez Augustin Courbé.... M.DC.XXXVII. Auec priuilege du Roy. 4 feuillets non chiffrés et 128 pages in-4o. Le privilége porte : « Il est permis à Augustin Courbé, Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer, et exposer en vente, vn Liure intitulé, Le Cid. Tragi-Comedie, par Mr Corneille.... Et ledit Courbé a associé auec luy audit Priuilege François Targa.

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