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étant détachés ils ont eu ainsi de bien grandes facilités pour soigner leurs expressions.

D'une naissance distinguée et ayant vécu à la cour, ces hommes illustres furent à même de juger le cœur humain. Cependant leurs œuvres se sont ressenties de leur vie politique.

La Rochefoucauld en butte à l'inimitié de Richelieu, bien vu de la reine Anne d'Autriche, lié avec la fameuse duchesse de Longueville, et connu de Mazarin, voit toute la splendeur de la cour de Louis XIV. sans oser s'y présenter, et sans se trouver récompensé des services qu'il a pu rendre à la reine; il ne songe plus alors qu'à jouir des plaisirs de la retraite, mais il devient très-satirique, et sous l'empire de son humeur morose, calomnie souvent la nature humaine.

La Bruyère au contraire devient l'ami de Bossuet, le professeur d'Histoire du duc de Bourgogne et un des membres de l'Académie française; il est spirituel, vif, animé; il est mordant, mais il ne blesse pas; il donne des leçons utiles, et comme ses tableaux sont d'après nature et que les couleurs sont brillantes, il est toujours admiré.

La Rochefoucauld mourut à Paris à la fin du 17° siècle, et la Bruyère s'éteignit quelques années plus tard, après avoir eu la satisfaction de voir sa réputation devenir européenne, car les originaux qu'il a peints sont de tous les pays et de tous les temps.

C. LOMBARD DE LUC.

Pensées et Maximes de la Bruyère.

La moquerie est souvent indigence d'esprit.

La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau; elle lui donne de la force et du relief.

Il vaut mieux s'exposer àl'ingratitude que de manquer aux misérables.

L'esprit de la politesse est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d'eux-mêmes.

L'incivilité n'est pas un vice de l'âme; elle est l'effet de

plusieurs vices, de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres et de la jalousie.

Il n'y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance.

L'impossibilité de prouver que Dieu n'est pas, me découvre son existence.

L'éloquence peut se trouver dans les entretiens et dans tout genre d'écrire. Elle est rarement où on la cherche et elle est quelquefois où on ne la cherche point. L'esclave n'a qu'un maître, l'ambitieux en a autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune.

Pensées et Maximes de la Rochefoucauld.

LES grands noms abaissent, au lieu d'élever ceux qui ne les savent pas soutenir.

On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on s'imagine.

Il est plus honteux de se défier de ses amis que d'en être trompé.

L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la

vertu.

La fortune fait paraître nos vertus et nos vices, comme la lumière fait paraître les objets.

La plus véritable marque d'être né avec de grandes qualités c'est d'être né sans envie.

Il est plus aisé d'être sage pour

même.

les autres que pour soi

La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l'esprit.

Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les autres.

La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l'acquérir.

Le mérite des hommes à sa saison aussi bien que les fruits.

Les personnes faibles ne peuvent être sincères.

Il n'y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d'être méprisés.

Les querelles ne dureraient pas longtemps, si le tort n'était que d'un côté.

La Politesse.

L'on peut définir l'esprit de politesse; l'on ne peut en fixer la pratique: elle suit l'usage et les coutumes reçues : elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n'est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions: l'esprit tout seul ne la fait pas deviner; il fait qu'on la suit par imitation, et que l'on s'y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse, et il y en a d'autres qui ne servent qu'aux grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable; et qu'il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse.

LA BRUYÈRE.

Les Manies.

La curiosité n'est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu'on a, et ce que les autres n'ont point. Ce n'est pas un attachement à ce qui est parfait, mais à ce qui est couru, à ce qui est à la mode; ce n'est pas un amusement, mais une passion, et souvent si violente, qu'elle ne cède à l'amour et à l'ambition que par la petitesse de son objet. Ce n'est pas une passion qu'on a généralement pour les choses rares, et qui ont cours, mais qu'on a seulement pour une certaine chose qui est rare, et pourtant à la mode.

Le fleuriste a un jardin dans un faubourg; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté, et qui a pris racine au milieu de ses tulipes et devant la solitaire. Il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l'a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie : la quitte pour l'orientale; de là il va à la veuve; il passe au drap d'or; de celle-ci à l'agathe, d'où il revient enfin à la soli

taire où il se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où il oublie de dîner, aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportées; elle a un beau vase, ou un beau calice; il la contemple, il l'admire: Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point; il ne va pas plus loin que l'oignon de sa tulipe, qu'il ne livrerait pas pour mille écus, et qu'il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées, et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi, fatigué, affamé, mais fort content de sa journée: il a vu des tulipes.

Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d'une ample récolte, d'une bonne vendange, il est curieux de fruits; vous n'articulez pas, vous ne vous faites pas entendre, parlez-lui de figues et de melons; dites que les poiriers rompent de fruits cette année, que les pêchers ont donné avec abondance; c'est pour lui un idiome inconnu; il s'attache aux seuls pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos pruniers: il n'a de l'amour que pour une certaine espèce, toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l'arbre, cueille artistement cette prune exquise, il l'ouvre, vous en donne une moitié, et prend l'autre. Quelle chair? dit-il; goûtez-vous cela ? cela est divin! voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs ! Et là-dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité, par quelques dehors de modestie. O l'homme divin en effet ! homme qu'on ne peut jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles! Que je voie sa taille et son visage, pendant qu'il vit! que j'observe les traits et la contenance d'un homme qui, seul entre les mortels, possède une telle prune!

Un troisième que vous allez voir, vous parle des curieux ses confrères, et surtout de Diognète. Je l'admire, dit-il, mais je le comprends moins que jamais. Pensez-vous qu'il cherche à s'intruire par les médailles, et qu'il les regarde comme des preuves parlantes de certains faits et des monuments fixes et indubitables de l'ancienne histoire? rien moins. Vous croyez peut-être que toute la peine qu'il se donne pour recouvrer une tête vient du plaisir qu'il se fait de ne voir pas une suite d'empereurs

interrompue? c'est encore moins. Diognète sait d'une médaille le fruste, le flou, et la fleur du coin; il a une tablette dont toutes les places sont garnies, à l'exception d'une seule; ce vide lui blesse la vue, et c'est précisément et à la lettre pour le remplir qu'il emploie son bien et sa vie. Vous voulez, ajoute Démocède, voir mes estampes ? et bientôt il les étale, et vous les montre. Vous en rencontrez une qui n'est ni noire ni nette, ni dessinée, et d'ailleurs moins propre à être gardée dans un cabinet, qu'à tapisser un jour de fête le Petit-Pont ou la rue Neuve. Il convient qu'elle est mal gravée, plus mal dessinée mais il assure qu'elle est d'un Italien qui a travaillé peu, qu'elle n'a presque pas été tirée, que c'est la seule qui soit en France de ce dessin, qu'il l'a achetée très-cher, et qu'il ne la changerait pas pour tout ce qu'il a de meilleur. J'ai, continue-t-il, une sensible affliction, et qui m'obligera de renoncer aux estampes pour le reste de mes jours: j'ai tout Calot, hormis une seule, qui n'est pas à la vérité de ses bons ouvrages, au contraire, c'est un des moindres, mais qui achèverait Calot; je travaille depuis vingt ans à recouvrer cette estampe, et je désespère enfin d'y réussir: cela est bien rude!

Tel autre fait la satire de ces gens qui s'engagent, par inquiétude ou par curiosité, dans de longs voyages; qui ne font ni mémoires, ni relations, qui ne portent point de tablettes, qui vont pour voir, et qui ne voient pas, ou qui oublient ce qu'ils ont vu, qui désirent seulement de connaître de nouvelles tours ou de nouveaux clochers, et de passer des rivières qu'on n'appelle ni la Seine, ni la Loire, qui sortent de leur patrie pour y retourner, qui aiment à être absents, qui veulent un jour être revenus de loin et ce satirique parle juste et se fait écouter.

Mais quand il ajoute que les livres en apprennent plus que les voyages, et qu'il m'a fait comprendre par ses discours qu'il a une bibliothèque, je souhaite de la voir. Je vais trouver cet homme, qui me reçoit dans une maison où, dès l'escalier, je tombe en faiblesse d'une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer, qu'ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d'or, et de la bonne édition; me nommer les meilleurs l'un après l'autre ; dire

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