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perfonnages mêmes imparfaits pour lefquels on veut neanmoins intereffer le lecteur ou le fpectateur. On voit fans averfion pour les Héros tous les vices qui viennent de la foibleffe humaine & qui peuvent compatir avec un cœur généreux, & tomber dans une grande ame; tels font les foibleffes de l'amour dans l'Hercule de Sophocle, ou même ces emportements paffagers d'une coleré immoderée qu'il a supposez dans son Ajax: au contraire, on ne voit qu'avec la derniere indignation tous les vices qui marquent un mauvais naturel, une ame pleine de ferocité ou même d'infenfibilité pour les autres hommes ; tels font les vices d'Achille. Ariftote a eu la premiere idée de cette diftinction lorfqu'il a dit que les fautes du Héros tragique ne devoient point être l'effet d'une infigne méchanceté a ; ainfi bien loin que le caractere d'Achille convienne au Poême épique, où le Héros doit triompher, & où le fpectateur doit s'intereffer à fon triomphe; ce caractere ne convient feulement pas à la Tragedie du premier genre, où un Héros aimable d'ailleurs doit périr par quelque faute confiderable. Si Achille tel a Poëtique 13.

qu'il eft dans l'Iliade, étoit mis fur la fcêne Françoife, & qu'il y mourût, perfonne ne le regretteroit, & il ne pourroit être fouffert au plus que dans une Tragedie du fecond genre, où il periroit en qualité de méchant homme. Pour faire voir que je ne fuis en ceci qu'une raifon commune. Mr D. lui-même fur l'Edipe de Sophoclea, dit dit que le cheur doit toûjours s'interesser auxmalheurs des principaux personnages,&que par confequent les principaux personnages ne divent pas eftre vitieux ; car fi cela étoit, continue-t-il, le chœur ne pourroit s'intereffer pour eux fans s'intereffer pour le crime. Il faut, continue-t-il, qu'ils foient d'une veriu commune, & qu'ils ne péchent que par infirmité, vaincus par des paffions dont ils n'auroient pas efté les maîtres. J'avoue qu'il y a peu d'exactitude dans ces idées & ces expreffions de Mr D. Il est faux, par exemple, que les principaux perfonnages de la Tragedie ne puiffent pas être vitieux; car pour être appellé vitieux, il n'eft pas. neceffaire d'être fujet à toute forte de vices, & il fuffit bien d'en avoir quatre ou cinq tels que ceux que Mr D. lui-même impute à Edipe: Il n'est a pag. 224. 1 b Poef. 184.

pas vrai non plus qu'en s'interessant pour un homme vitieux on s'intereffe toûjours pour le crime; car tout le monde s'intereffe à la perfonne de Phedre fans s'intereffer à fes defirs inceftueux & dans ce fens, il feroit défendu auffi de s'intereffer à des péchez d'infirmité ou à des paffions infurmontables: Enfin nous avons déja prouvé que rien n'est plus pernicieux que d'infinuer aux hommes qu'il y a des paffions dont ils ne font pas maîtres. Tout ce que je recueille de la remarque de Mr D. fur l'Edipe, c'eft que les honneftes gens reprefentez par les chœurs de la Tragedie ne fçauroient s'intereffer pour Achille appellé vitieux par Mr & Mc D. même, & qui felon le détail que je fais eft vitieux par des endroits propres à exciter l'indignation de tous les hom

mes.

C'est donc à fauffes enfeignes qu'Áriftote,felon l'expreffion du P. leBoffu 2, nous renvoie à l'Iliade, afin que nous neus inftruifions où lui même s'eft inftruit fur l'embelliffement des caracteres. Premierement par rapport aux bienséances. Je ne vois rien de moins beau que la brutalité d'Achille,Mr D. dit, que la a liv. 4. Chap. 4. I b Poerig. 443..

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brutalité d'Achille qui fait le fujet des railleries de quelques Critiques peu inftruits fera toujours l'admiration des gens babiles; mais en verité, ce vice eft fi bas & il eft tellement attaché à la lie du peuple, que nôtre langue, qui eft exquife dans le choix de fes termes n'en fouffriroit pas même le nom dans des vers heroïques : & par rapport aux bonnes mœurs je ne vois rien de fi horrible que certains traits dont il a plû à Homere de noircir fon Héros fans aucune ombre de neceffité. Pourquoi lui faire dire, par exemple au liv. 162, « & vous grands Dieux,faites qu'aujour- e d'hui aucun des Troiens, ni des Grecs « n'évite la mort, & qu'ils périffent tous ce dans le Combat, les uns par les au- « tres ». Bien loin que cette imprécation fut neceffaire, nous avons fait voir ail leurs qu'elle étoit abfurde par la contradiction qu'elle fait avec la volonté qu'Achille a marqué, vingt vers auparavant, de renoncer à fa colere. Me D. b dit fur cet endroit effroiable: Voilà un fentiment digne d'Achille,il bait autantles Grecs que les Traiens, & il voudroit avoir feul la gloire de faccager Troie : On voit par-là, continue-t-elle, qu'il n'est pas neI b vol. 3. pag. 409.

pag. 7.

ceffaire que le Heros d'un Poëme foit un homme de bien; car un homme de bien ne fera jamais un fouhait de cette nature. Achille eft un Heros vicieux, mais dont les vices font cachez fous l'éclat d'une valeur extraordinaire. Quelques anciens critiques, ajoûte-t-elle, qui ont voulu retrancher ces imprecations comme trop fortes, ont fait voir par là qu'ils n'ont nullement connu ni les mœurs d'Achille, ui l'efprit d'Homere. Si ces critiques favorables n'ont pas connu l'efprit d'Homere, on peut les louer du moins d'avoir connu l'efprit de la nature, qui fe revolte toûjours contre des traits auffi affreux,& auffi mal appliquez que ceuxlà: & à l'égard des mœurs d'Achille; quelque fcelerat que puiffe être un perfonnage, noircit-on pour cela le papier de toutes les horreurs qu'il peut proferer conformément à fon caractere? Enfin les caracteres outrez ne font pas les plus fins outre qu'ils expofent un Poëte à une infinité d'objections & de cenfures qu'il feroit mieux d'éviter; d'ailleurs, ils marquent en lui, beaucoup moins d'art qu'on ne penfe. S'il y a quelque chofe de difficile à attraper, c'est ce mêlange ou ces nuances d'humeurs & de paffions combinées les unes

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