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l'être; car il cherchait à vivre avec des sages. Instruit dans les sciences des anciens Chaldéens, il n'ignorait pas les principes physiques de la nature, tels qu'on les connaissait alors, et savait de la métaphysique ce qu'on en a su dans tous les âges, c'est-à-dire fort peu de chose. Il était fermement persuadé que l'année était de trois cent soixante-cinq jours et un quart, et que l'année avait douze mois.

Zadig, avec de grandes richesses, et par conséquent avec des amis, ayant de la santé, une figure aimable un esprit juste et modéré, un cœur sincère et noble, crut qu'il pouvait être heureux. Il devait se marier à Sémire, que sa beauté, sa naissance, et sa fortune rendaient le premier parti de Babylone. Ils touchaient au moment fortuné qui allait les unir, lorsque se promenant ensemble vers une porte de Babylone, sous les palmiers qui ornaient le rivage de l'Euphrate, ils virent venir à eux des hommes armés de sabres et de flèches. C'étaient les satellites du jeune Orcan, neveu d'un ministre, à qui les courtisans de son oncle avaient fait accroire que tout lui était permis. Il n'avait aucune des grâces ni des vertus de Zadig; mais, croyant valoir beaucoup mieux, il était désespéré de n'être pas préféré. Cette jalousie, qui ne venait que de sa vanité, lui fit penser qu'il aimait Sémire. Il voulait l'enver. Les satellites la saisirent, et, dans les emportenats de leur violence, ils la blessèrent, et firent couler le sang d'une personne dont la vue aurait attendri les tigres du mont Immaüs. Elle perçait le ciel de ses plaintes. Elle s'écriait, "Mon cher Zadig! on m'arrache à ce que j'adore." Elle n'était point occupée de son danger, et elle ne pensait qu'à son cher Zadig. Celui-ci, dans le même temps, la défendait avec toute la force que donnent la valeur et l'amour. Aidé sculement de deux esclaves, il mit ses ennemis en fuite, et ramena chez elle Sémire évanouie et sanglante, qui, en ouvrant les yeux, vit son libérateur.

II. La blessure de Sémire était légère, elle guérit bientôt. Zadig était blessé plus dangereusement: un coup de flèche reçu près de l'œil, lui avait fait une plaie profondo. Sémire ne demandait aux dieux que la guérison

de son amant. Ses yeux étaient nuit et jour baignés de larmes elle attendait le moment où ceux de Zadig pourraient jouir de ses regards; mais un abcès survenu à l'œil blessé, fit tout craindre. On envoya jusqu'à Memphis chercher le grand médecin Hermès, qui vint avec un nombreux cortége. Il visita le malade, et déclara qu'il perdrait l'œil; il prédit même le jour et l'heure où ce funeste accident devait arriver. "Si c'eût été l'œil droit," dit-il, "je l'aurais guéri, mais les plaies de l'œil gauche sont incurables." Tout Babylone, en plaignant la destinée de Zadig, admira la profondeur de la science d'Hermès. Deux jours après, l'abcès perça de lui-même: Zadig fut guéri parfaitement. Hermès écrivit un livre où il lui prouva qu'il n'aurait pas dû guérir. Zadig ne le lut point; mais dès qu'il put sortir, il se prépara à rendre visite à celle qui faisait l'espérance du bonheur de sa vie, et pour qui seule il voulait avoir des yeux. Sémire était à la campagne depuis trois jours. Il apprit en chemin que cette belle dame, ayant déclaré hautement qu'elle avait une aversion insurmontable pour les borgnes, venait de se marier à Orcan, la nuit même. A cette nouvelle, il tomba sans connaissance; sa douleur le mit au bord du tombeau; il fut longtemps malade; mais enfin la raison l'emporta sur son affliction, et l'atrocité de ce qu'il éprouvait servit même à le consoler.

"Puisque j'ai essuyé," dit-il, "un si cruel caprice d'une fille élevée à la cour, il faut que j'épouse une citoyenne." Il choisit Azora, la plus sage de la ville; il l'épousa, et vécut un mois avec elle dans les douceurs de l'union la plus tendre.

CONTINUATION.-LE NEZ.

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I. UN jour Azora revint d'une promenade, tout en colère, et faisant de grandes exclamations. "Qu'avezvous," lui dit Zadig, ma chère épouse? qui peut vous mettre ainsi hors de vous-même ?"—" Hélas!" dit-elle, vous seriez comme moi, si vous aviez vu le spectacle dont je viens d'être témoin. J'ai été consoler la jeune veuve Cosrou, qui vient d'élever depuis deux jours un

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tombeau à son jeune époux, auprès du ruisseau qui borde cette prairie. Elle a promis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer auprès de ce tombeau tant que l'eau de ce ruisseau coulerait auprès."-"Eh bien!" dit Zadig, "voilà une femme estimable, qui aimait véritablement son mari."—"Ah!" reprit Azora, "si vous saviez à quoi elle s'occupait, quand je lui ai rendu visite !"

"A quoi donc, belle Azora?""Elle faisait détourner le ruisseau." Azora se répandit en invectives si longues, éclata en reproches si violents contre la jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas à Zadig.

Des

Il avait un ami nommé Cador; il le mit dans sa confidence, et s'assura de sa fidélité par un présent considérable. Azora ayant passé deux jours chez une de ses amies. à la campagne, revint le troisième jour à la maison. domestiques en pleurs lui annoncèrent que son mari était mort subitement la nuit même, qu'on n'avait pas osé lu porter cette funeste nouvelle, et qu'on venait d'ensevelir Zadig dans le tombeau de ses pères, au bout du jardin. Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir, Cador lui demanda la permission de lui parler, et ils pleurèrent tous deux. Le lendemain ils pleurèrent moins, et dinèrent ensemble. Azora fit l'éloge du défunt; mais elle avoua qu'il avait des défauts dont Cador était exempt.

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II. Au milieu du diner, Cador se plaignit d'un mal de rate violent la dame, inquiète et empressée, fit apporter toutes les essences dont elle se parfumait, pour essayer s'il n'y en avait pas quelqu'une qui fût bonne pour le mal de rate; elle regretta que le grand Hermès ne fût pas encore à Babylone. Etes-vous sujet à cette cruelle maladie?" lui dit-elle avec compassion. "Elle me met quelquefois au bord du tombeau," lui répondit Cador, et il n'y a qu'un seul remède qui puisse me soulager; c'est de m'appliquer, sur le côté, le nez d'un homme qui serait mort la veille."-" Voilà un étrange remède," dit Azora. Cependant l'extrême mérite du jeune homme détermina enfin la dame. "Après tout," dit-elle, "quand mon mari passera du monde d'hier dans le monde du lendemain, sur le pont Tchinavar, l'ange Asraël lui ac

cordera-t-il moins le passage parce que son nez sera ur peu moins long dans la seconde vie que dans la première ?" Elle prit donc un rasoir, elle alla au tombeau de son époux, l'arrosa de ses larmes, et s'approcha pour couper le nez à Zadig, qu'elle trouva tout étendu dans la tombe. Zadig se relève en tenant son nez d'une main, et arrêtant le rasoir de l'autre, “Madame," lui dit-il, "ne criez plus tant contre la jeune Cosrou: le projet de me couper le nez vaut bien celui de détourner un ruisseau."

CONTINUATION.-LE CHIEN ET LE CHEVAL.

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I. ZADIG éprouva que le premier mois du mariage, comme il est écrit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de l'absinthe. Il fut, quelque temps après, obligé de se séparer d'Azora, qui était devenue trop difficile à vivre, et il chercha son bonheur dans l'étude de la nature. Rien n'est plus heureux," disait-il, "qu'un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les vérités qu'il découvre sont à lui: il nourrit et il élève son âme; il vit tranquille; il ne craint rien des hommes, et sa tendre épouse ne vient point lui couper le nez." Plein de ces idées, il se retira dans une maison de campagne sur les bords de l'Euphrate. Là, il ne s'occupait pas à calculer combien de pouces d'eau coulaient en une seconde sous les arches d'un pont, ou s'il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris, plus que dans le mois du mouton. Il n'imaginait point de faire de la soie avec des toiles d'araignée, ni de la porcelaine avec des bouteilles cassées; mais il étudia surtout les propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que d'uniforme.

II. Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit accourir à lui un page de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux. "Jeune homme," lui

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dit le page, "n'avez-vous point vu le chien de la reine ?" Zadig répondit modestement, "C'est un épagneul très petit."-"Vous avez raison," reprit le page. 'Il boite du pied gauche de devant," ajouta Zadig," et il a les oreilles très longues."-" Vous l'avez donc vu?" dit le page tout essouflé." Non," répondit Zadig, "je ne l'ai jamais vu, et je n'ai jamais su si la reine avait un chien."

Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone Le grand veneur et tous les autres officiers couraient après lui, avec autant d'inquiétude que le page après le chien. Le grand veneur s'adressa à Żadig, et lui demanda s'il n'avait point vu le cheval du roi. C'est," répondit Zadig, "le cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi de long; les bossettes de son mors sont d'or, ses fers sont d'argent."-" Quel chemin a-t-il pris ? où est-il ?" demanda le grand veneur. "Je ne l'ai point vu," répondit Zadig, "et je n'en ai jamais entendu parler."

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III. Le grand veneur et le page ne doutèrent pas que Zadig n'eût volé le cheval du roi, et le chien de la reine; ils le firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham, qui le condamna à passer le reste de ses jours en Sibérie. A peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et le chien. Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu: il fallut d'abord payer cette amende; après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham: il parla

en ces termes :

"Etoiles de justice, abimes de science, miroirs de vérité, qui avez la pesanteur du plomb, la durée du fer, l'éclat du diamant, et beaucoup d'affinité avec l'or, puisqu'il n'est permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous assure que je n'ai jamais vu le chien respectable de la reine, ni le cheval vénérable du roi.

Voici ce

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