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sur ceux des différents membres de la famille les uns à l'égard des autres, sur les rapports des citoyens avec l'État, de l'État avec les citoyens, et des divers États entre eux, ne serait pas accusé de faire autre chose que ce qu'il doit faire et de laisser languir ou de sacrifier même l'enseignement religieux, tandis que tout ce développement de la morale est véritablement à sa place dans une chaire de philosophie. Le théologien a en effet une autre mission à remplir que d'exposer les connaissances de la raison : c'est de faire briller les lumières de cet autre flambleau qui lui est propre et pour lequel personne ne peut le remplacer. Il sait que pour le détail de la morale il peut être suppléé, aussi quoique « des chrétiens mêmes demandent quelquefois au théologien qu'il leur prêche exclusivement la morale, c'est-à-dire la loi de la conscience1, » le théologien n'y veut et n'y doit pas consentir, et il s'étend uniquement sur le dogme qui est son domaine particulier.

En conséquence, quand on confie au théologien l'enseignement de la morale, on lui fait perdre son temps, et si on le charge en outre d'enseigner les lettres et de faire valoir les grâces de Virgile et d'Horace, on lui fait perdre sa dignité. Considérez le clergé du dernier siècle, mêlé aux choses mondaines, cultivant et enseignant les sciences profanes, dont Bossuet disait : « Je ne suis pas de ceux qui font grand état des connaissances humaines', >> s'occupant de politique, de critique, de musique, de prose et de vers, et opposez-lui le clergé

1. Introduction philosophique à l'étude du christianisme, par M. l'archevêque de Paris, 1845, p. 52.

2. Sermon pour le vendredi de la IVe semaine du carême, sur la mort.

tel que nous le voyons depuis le commencement de ce siècle, retranché dans les devoirs de son saint ministère, étranger aux choses profanes, uniquement occupé des matières de la foi et consacré au service des autels, vous serez frappés de la vaine frivolité du premier et de la simple grandeur du second, et vous comprendrez pourquoi celui-ci a gagné tout les respects que l'autre avait perdus. Que si le pouvoir temporel voulait encourager le pouvoir spirituel à sortir du sanctuaire dans l'espérance de s'en faire un appui, il se rappellera que le théologien se défend d'être un fonctionnaire de l'État, qu'il n'en reçoit pas sa direction, qu'il n'en représente pas la doctrine et qu'il a toujours tenu à s'en déclarer indépendant.

Ainsi

pour les matières communes à la philosophie et à la théologie, à vrai dire, il n'y a que les principes qui leur soient communs : le détail et le développement des conséquences appartient à la philosophie. Mais elles ont, avons-nous dit, des matières qui leur sont propres. La théologie enseigne les mystères de la révélation et sur ce terrain la philosophie ne doit pas la suivre; la philosophie de son côté a pour sujets particuliers l'analyse des facultés de l'âme et la description des méthodes intellectuelles propres à la culture des sciences et des arts. La théologie est et doit être muette sur ces objets. L'analyse des facultés de l'âme est ce qui nous occupe dans cet ouvrage. Sur la longue route que nous allons parcourir nous n'aurons aucune occasion de nous rencontrer avec la théologie, et la discussion se renfermera tout entière dans l'enceinte de l'école philosophique.

Nous avons voulu faire un traité des facultés de

l'âme aussi complet qu'il nous était possible, pour servir à l'instruction des personnes étrangères à ce genre de connaissances. Cet ouvrage contient donc un certain nombre de théories exposées dans tous les livres de même nature; mais il en renferme aussi qui sont différentes des opinions les plus généralement reçues. Nous proposons ces dernières aux maîtres de la science, et c'est pour attirer leur attention sur elles que nous écrivons cette préface. Ceux qui viennent chercher dans ce livre leur première instruction sur le sujet dont il traite, devront se dispenser de lire l'avant-propos et marcher tout droit à la lecture de l'ouvrage.

Vers les premières années de ce siècle, M. RoyerCollard a introduit en France les œuvres philosophiques de Thomas Reid; et M. Victor Cousin y a fait connaître les ouvrages de Platon, de Descartes, de Kant et de Maine de Biran. A l'aide de ces puissants leviers et de sa ferme parole, il a retiré la philosophie de l'abîme du sensualisme, où l'avait jetée l'abbé de Condillac, et il a rattaché notre âge aux traditions spiritualistes du XVII° siècle et de la sage antiquité. Il s'est formé de ces éléments divers une doctrine qui s'est répandue dans la plupart des ouvrages philosophiques de notre temps. en France, et que nous avons adoptée en grande partie. C'est à cette doctrine, non pas dans son esprit, sans doute, mais dans ses détails, que nous proposons quelques changements.

La psychologie recherche les facultés de l'âme, comme la physique recherche les propriétés des corps. La méthode qui dirige ces deux genres d'études est la même; on ne l'a pas assez remarqué, et de toutes les assertions contenues dans le présent ouvrage, aucune

ne choquera davantage les opinions reçues. « C'est par la conscience, dit-on, que l'on constate les faits de l'âme, c'est par les sens extérieurs qu'on observe ceux des corps. >> Nous l'accordons. «En conséquence, ajoute-t-on, les deux méthodes sont différentes. » Mais ni la conscience, ni les sens extérieurs ne sont des méthodes. Ce sont des vues spontanées; tout l'art qu'on y peut déployer consiste à regarder attentivement, et cet art qui nous fera mieux connaître les phénomènes, ne nous en découvrira pas les causes. On convient que les causes des phénomènes sensibles, c'est-à-dire les propriétés des corps ne sont pas saisies par les sens extérieurs; mais on prétend que les causes des phénomènes intérieurs, c'est-à-dire les facultés sont saisies par la conscience. Cependant il n'y a que la volonté que nous voyions en nous-mêmes à l'état de pure puissance ou de faculté; les autres facultés ne nous apparaissent que dans leurs actions. Quand ma mémoire est inactive, la conscience ne me montre pas si je puis encore me souvenir; quand je suis insensible, elle ne me dit pas si je puis encore jouir ou souffrir. Il y a longtemps que Platon a dit : « Je ne vois point mes facultés, et je ne puis juger de leur différence, que par la différence de leurs actions1. » Mais ce mot de différence des actions ou des phénomènes est équivoque. Pour rapporter deux phénomènes à deux causes différentes, il ne suffit pas qu'ils soient dissemblables: le jugement et le raisonnement sont deux phénomènes différents et cependant nous ne les attribuons pas à deux facultés di

1. République, édit. H. E., t. II, p. 477; et Tauch., t.V, p. 203, et trad. de M. Cousin, t. IX, p. 314.

verses; il faut, pour cela, que les deux phénomènes soient séparables, c'est-à-dire indépendants l'un de l'autre. Or, c'est précisément cet art de distinguer les phénomènes réciproquement indépendants qui forme la méthode commune de la physique et de la psychologie. C'est Bacon qui a tracé cette méthode; on se trompe quand on suppose que la méthode inductive de Bacon consiste à généraliser les faits particuliers; elle nous apprend à discerner parmi les phénomènes, 1° ceux qui s'accompagnent toujours et sont toujours au même degré, 2° ceux qui en s'accompagnant se présentent en degrés différents ou inverses, 3° ceux qui ne s'accompagnent pas toujours. Les premiers sont les seuls qu'elle rapporte à la même cause; elle attribue les autres à des causes différentes. Il résulte de cette méthode que les facultés de l'âme sont plus nombreuses qu'on ne l'admet ordinairement. Le petit nombre de facultés auquel on se borne, prouve qu'on n'a pas connu la vraie méthode qui règle la détermination des causes, ou qu'on l'a mal pratiquée.

Après qu'on a distingué les facultés les unes des autres, il est bon de les classer, et de donner un nom général à celles qui se ressemblent, bien qu'elles soient réciproquement indépendantes; mais il ne faut pas se laisser faire illusion par ces ressemblances, ni croire que, si l'on a rangé toutes les facultés de l'âme sous trois ou quatre titres généraux, il n'y ait véritablement que trois ou quatre facultés. On a beau appeler du seul nom d'intelligence les perceptions des sens extérieurs, de la conscience, de la mémoire, les connaissances nécessaires, les conceptions, les différents genres de croyances, et du seul nom de sensibilité, les

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