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sur la différence, mais sur l'indépendance réciproque des phénomènes.

Les inclinations ont été, comme les facultés intellectuelles, rangées sous des titres généraux qui ont fait illusion et ont donné à penser qu'il n'y avait dans l'homme que deux ou trois inclinations irréductibles les unes aux autres. Malebranche semblait ne compter que trois inclinations: la curiosité, l'amour de soi et l'amour des hommes. L'amour de soi comprenait l'amour de l'être ou l'amour de la puissance, et l'amour du bien-être ou l'amour des plaisirs sensuels. Cette division s'est reproduite de nos jours, et l'on a été jusqu'à dire que toutes les inclinations pouvaient se réduire à l'amour de l'être. Mais que gagne-t-on à ces généralités, sinon de demeurer dans l'ignorance et dans la confusion? Si celui-ci aime à être d'une façon, et celuilà d'une autre, que nous apprenez-vous en nous disant que tous deux aiment à être? Ce qu'on vous demande, c'est précisément que vous nous enseigniez de combien de façons nous aimons à être ; et pour le découvrir, il faut que vous preniez la peine de chercher quels sont en nous les amours indépendants les uns des autres.

En nous plaçant à ce point de vue, nous demandons à faire entrer dans le cadre de la psychologie plusieurs inclinations qui ne figuraient jusqu'à présent que dans les ouvrages des moralistes, des historiens ou des poëtes, mais qui méritent d'être recueillies par une science scrupuleuse. Au nombre de ces inclinations oubliées, nous mettons le choix instinctif d'une demeure, l'amour de la propriété, l'amour instinctif de la vie, certaines appréhensions naturelles, l'instinct

de la ruse, le besoin d'épancher son cœur, la disposition à l'attachement individuel, l'amour filial et fraternel, l'instinct de la pudeur, et une docilité naturelle, dont un des effets est que nous aimons à penser comme nos semblables, et surtout comme le plus grand nombre ou les plus âgés d'entre eux. Nous avions d'abord rangé cette docilité parmi les phénomènes de l'intelligence1; mais, en y regardant mieux, nous avons cru voir que nous ne pensons pas toujours comme nos semblables, quoique nous aimions toujours à penser comme eux, et qu'en conséquence le fait constant appartient ici à l'ordre des inclinations. Si quelquefois l'amour de l'obéissance nous fait trouver dans l'opinion d'autrui plus de sagesse qu'elle n'en renferme, c'est que notre intelligence est, dans ce cas, dominée par l'inclination, comme l'intelligence de la mère qui prête à son enfant des perfections qui lui manquent. Nous avons cru cependant devoir laisser parmi les facultés intellectuelles la croyance à la perfection de la cause première du monde. En effet, tout en aimant à croire à la sagesse de l'opinion de nos semblables, nous comprenons que cette sagesse peut leur manquer, et en conséquence nous n'y croyons pas toujours; mais au contraire à l'égard de Dieu, ce n'est pas parce que nous l'aimons que nous le croyons parfait, c'est parce que nous croyons à sa perfection que nous avons pour lui de l'amour. Le phénomène est donc ici de l'ordre des faits intellectuels et non de ceux de l'inclination.

Sur la volonté, nous faisons remarquer que l'on pose

1. Précis de psychologie, 1831, p. 74-77.

mal la question, quand on se demande si la volonté est libre; il faut se bòrner à demander si la volonté existe. En effet, si la volonté existe, c'est-à-dire si elle se distingue de l'inclination et de la raison, elle est libre; car, si elle n'est pas libre, elle est ou l'inclination ou la raison elle-même, et il est inutile d'avoir deux mots pour exprimer une seule chose. Nous montrons aussi que la liberté n'est pas seulement le pouvoir de vouloir le bien, mais le pouvoir de vouloir le mal et que cette liberté ne limite ni la puissance, ni la bonté de Dieu, puisque Dieu, tout en nous laissant la puissance de vouloir, peut toujours nous enlever la puissance d'agir. La volonté est la seule faculté que la conscience nous montre à l'état de pure puissance, et c'est de là que nous recevons l'idée de notre liberté. En examinant les diverses acceptions des mots d'activité et d'action, nous faisons voir que nos facultés sont successivement actives ou passives, excepté la volonté qui seule est toujours le principe de son action.

Nous avons déjà dit qu'on penchait trop de nos jours à regarder l'intelligence comme une faculté indivisible, selon l'exemple de Descartes. L'on recule ainsi au delà des temps de Platon et d'Aristote qui comptaient dans la raison plusieurs facultés différentes, comme on le verra dans cet ouvrage. Nous ne devons pas oublier cependant qu'on parle de facultés qui se rapportent à la faculté générale de connaître; mais ce langage n'a pas toute l'exactitude désirable. C'est comme si l'on parlait, en physique, de propriétés particulières qui se rapporteraient à une propriété générale. Dans l'âme, comme dans le corps, il n'y a point de causes subordonnées qui descendent d'une cause maîtresse : elles

sont toutes sur le même rang. Si l'on entend par la raison un genre qui contient plusieurs facultés réciproquement indépendantes, il ne faut pas appeler la raison une faculté, mais une classe de facultés. D'une autre part, le nom de faculté de connaître ne donne pas suffisamment à entendre qu'à côté des connaissances, l'entendement contient des croyances. Il n'y a pas seulement de la différence entre connaître et croire; mais, comme le disait Platon, l'un est souvent sans l'autre.

Nous divisons les facultés intellectuelles en connaissances et croyances, et les connaissances en perceptions et conceptions. La perception saisit un objet en dehors de la pensée; la conception renferme son objet dans l'intelligence; l'une et l'autre sont appelées du nom de connaissance, dans la langue de tout le monde. La croyance se distingue de la perception et de la conception : elle affirme non pas que son objet soit certainement hors de la pensée, ni qu'il y soit certainement renfermé, mais qu'il peut être dans l'un ou l'autre état; voilà pourquoi elle est appelée une croyance et non une connaissance. Nous avions proposé ailleurs d'autres classifications des facultés intellectuelles, mais elles n'avaient pour but que de faciliter la discussion à laquelle nous nous attachions dans ce moment, et elles ne reposaient pas sur les caractères véritablement essentiels'.

Les perceptions comprennent les sens extérieurs, la conscience, la mémoire, et la perception de l'absolu ou l'intuition pure extérieure. Dans la description de l'exercice des sens externes, nous nous servons quelquefois

1. Voy. la Psychologie et la Phrénologie comparées; Paris, 1839, p. 90

des mots de connaissance sensitive ou de faculté sensitive: ce sont les mots de Descartes et de Bossuet, qui donnent le nom de sensitif au pouvoir ou à l'acte de l'âme, et réservent le nom de sensible à l'objet qui tombe sous les sens'. Nous essayons de montrer que le caractère de la matérialité consiste dans la tangibilité, et non dans l'étendue, parce que ce dernier caractère confondrait le corps et l'espace. Nous insistons sur la différence de l'impression organique, de l'affection agréable ou désagréable et de la perception, qui ont été mêlées sous le titre vague de sensation, et nous montrons que ce dernier terme a reçu dans la langue française une acception toute particulière, qui n'a pas été assez remarquée. Mais ce qu'il importe le plus de distinguer d'avec la perception, c'est la conception, qui a été confondue avec elle par Reid lui-même, en certains endroits. Nous nous attachons donc à démontrer que la distinction entre la perception et la conception se fait d'elle-même; que le fou reconnaît aussi cette distinction, et nous en prenons occasion d'étudier la nature et les causes de la folie. Nous cherchons à faire admettre que la perception n'est pas une conception accompagnée de croyance, ni une modification de l'âme, dont l'objet extérieur soit donné par le principe de causalité; que le sens suffit pour saisir la réalité, que la raison n'a rien à voir dans l'exercice des sens extérieurs, et qu'il ne faut pas supposer le concours de deux facultés, lorsqu'une seule est suffisante. Reid a dissipé toutes les accusations contre les sens par la seule distinction de l'étendue tangible

1. Descartes, OEuv. phil., éd. Ad. Garnier, lettre XXII; Bossuet, Connais sance de Dieu et de soi-même, chap. rer, § 1 et 4; Logique, chap. xix.

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