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corps à la fuite, et il nous faut faire un acte de volonté et de courage pour le tenir ferme devant le danger; ou bien elle le porte à la défense et à l'attaque, et le coup est rendu avant que nous ayons formé le dessein de le rendre. « Dans une grande colère, dit Bossuet, le corps se trouve plus prêt à insulter l'ennemi et à l'abattre, et se tourne tout à cette insulte... Au contraire, la crainte se tourne à l'éloignement et à la fuite qu'elle rend vite et précipitée plus qu'elle ne le serait naturellement 1. "

Tels sont les mouvements qui accompagnent celles de nos inclinations qu'on peut appeler l'instinct de conservation. D'autres inclinations qu'on appelle d'un seul nom l'amour-propre, telles que la confiance en soi-même, l'émulation, l'ambition, l'amour de la gloire2, ne donnent lieu qu'à des gestes et à des attitudes qui peignent le caractère au dehors. L'orgueilleux porte la tête haute, renverse le haut du corps en arrière, marche à grands pas, se fraye un chemin à travers la foule, et se place instinctivement devant les autres. Ses gestes sont amples, sa voix élevée; ses sourcils se froncent, ses paupières s'ouvrent peu et les coins de sa bouche s'abaissent. L'expression de l'ambition et de l'amour de la gloire diffère peu de celle de l'orgueil.

Les inclinations qui se rapportent aux êtres animés 3 trouvent aussi dans la faculté motrice des moyens d'expression et de satisfaction. Ce n'est pas d'après les leçons d'un maître extérieur que la mère sourit à l'enfant; personne n'a enseigné à l'homme à serrer la main d'un ami, à presser dans ses bras l'objet de son amour. La sympathie que nous éprouvons pour le malheur et pour le danger de nos semblables nous emporte involontairement à leur secours, ou nous tient enchaînés sur le théâtre de leurs douleurs, alors même que nous n'y pouvons remédier. C'est là le secret de cette curiosité avide et en appa

1. OEuvres philosophiques de Bossuet, édit. de Lens, Paris, 1843, p. 113 et 148. Cette édition se recommande par des notes d'une érudition choisie et d'une philosophie exacte.

2. Voy. plus loin, livre IV, chap. II. 3. Voy. plus loin, livre IV, chap. III.

rence cruelle, qui, en présence du navire près de s'engloutir dans les flots, retient la foule sur le rivage, le corps penché, la bouche béante, les bras tendus en avant, s'approchant autant que possible des malheureux qui vont périr.

L'amour du vrai, du bien et du beau', se manifeste par l'attitude calme et grave de toute la personne. L'amour du vrai ou de la connaissance, ce qu'on appelle la curiosité, prise dans un sens favorable, est servi dans l'enfance par un mouvement instinctif et presque machinal de décomposition et de destruction, qu'elle exerce sur tous les objets à sa portée. Il est favorisé aussi par le mouvement d'imitation, au moyen duquel l'enfant copie tout ce qu'il voit et tout ce qu'il entend; mouvement qui est purement instinctif, car l'enfant ignore d'abord le plaisir et l'utilité que lui procurera l'imitation. Le mouvement d'imitation est quelquefois irrésistible, comme celui qui nous fait reproduire le geste, l'accent, l'inflexion de la voix, le rire et jusqu'au bégayement des personnes qui nous entourent; c'est pour ainsi dire l'excès de la précaution prise par la nature pour faciliter notre éducation. Il appartient aux parents et aux maîtres d'empêcher que ce mouvement d'imitation ne tourne au préjudice de l'enfance, et pour cela ils doivent ne l'entourer que de bons modèles.

Nous parlerons plus loin de l'imitation volontaire et du plaisir qu'elle nous cause', nous ne traitons ici que de l'imitation involontaire. L'enfant copie involontairement par ses actes les actions de ses semblables, et il essaye de représenter même les formes et les couleurs des objets inanimés. C'est ainsi que le jeune pâtre, sans maître, sans avis, et par la seule impulsion de la nature, s'est souvent emparé d'un morceau de craie et a tenté de dessiner sur le rocher une chèvre de son troupeau. Cet instinct d'imitation est donc non-seulement l'auxiliaire de l'amour du vrai, mais encore de l'amour du beau; il est en rapport avec les sciences et les beaux-arts. Lorsque le jeune artiste aura conçu un modèle intérieur plus beau

1. Voy. plus loin, livre IV, chap. iv.

2. Voy. livre IV, chap. 1.

que les objets de la nature, sa main sentira pour ainsi dire le besoin de réaliser au dehors la conception de son esprit, et l'habileté qu'elle aura acquise en obéissant à l'instinct d'imitation lui sera profitable pour exécuter les créations du génie.

Nous verrons plus loin que l'intelligence conçoit des articulations et des intonations qu'elle n'a pas entendues 1 : l'âme par la faculté motrice fait produire au corps les sons articulés et les intonations conçues par l'intelligence.

L'audition ou la production du chant nous porte à balancer notre corps en cadence; il est facile d'observer cet instinct dans l'enfant qui sur les bras de sa mère, avant même d'avoir formé ses premiers pas, marque la mesure par le mouvement de ses membres. Ce mouvement devient bientôt l'objet d'une vive inclination. Les populations les plus barbares ont leurs danses originales. « Les peuples de Madagascar, dit Buffon, aiment tous à chanter et à danser... Les nègres du Sénégal se plaisent à sauter au bruit d'une calebasse ou d'un tambour... Les femmes de l'Arabie aiment la musique et la dansé au point d'en être transportées, et il leur arrive même de tomber en convulsion, lorsqu'elles s'y livrent avec excès. » Un matelot anglais, qui vécut longtemps seul dans une île déserte et qui servit, dit-on, de modèle à l'auteur du Robinson, se mettait quelquefois, pour charmer ses ennuis, à chanter ou à danser au milieu de ses chats et de ses chèvres3.

Il nous est donc permis de croire que le dessin, le chant et la danse sont naturels à l'homme et que le mouvement instinctif ne contribue pas seulement à l'entretien et au bienêtre du corps, mais aussi à la nourriture et au plaisir de l'esprit.

Telle est l'admirable harmonie que la Providence a établie entre l'intelligence, l'inclination et la faculté motrice. Le corps ne peut se plier, d'une manière si précise et pour ainsi

1. Voy. plus loin, livre VI, sect. п, chap. 1.

2. Variétés dans l'espèce humaine, édit. Bernard, t. III, p. 279, 299, 312. 3. Woodes Roger, cité par Walter Scott, OEuvres complètes, trad. franç. édit. 1828, t. X, p. 359.

dire si délicate, aux demandes de l'intelligence et de l'inclination, qu'à la condition que le principe même de l'inclination et de l'intelligence, c'est-à-dire l'âme, soit aussi le principe immédiat des mouvements du corps. D'ailleurs, pour nous répéter encore, l'âme ne peut vouloir reproduire ces mouvements qu'après les avoir d'abord accomplis involontairement, et enfin ces mouvements lui donnent tous, dans l'occasion, le sentiment de la résistance d'un obstacle extérieur, et, par conséquent, la conscience de sa propre action sur cet objet étranger.

§ 4. Les mouvements habituels.

Nous avons parlé des mouvements qui précèdent la volonté; parlons maintenant de ceux qui lui succèdent. Lorsque l'âme meut le corps volontairement, elle le fait pour un certain dessein: elle en règle les mouvements, elle les presse ou les ralentit, les fortifie ou les affaiblit suivant la fin qu'elle se propose. C'est ainsi que le musicien exerce volontairement sa main à se mouvoir sur l'instrument avec énergie ou délicatesse, avec vivacité ou lenteur. Après que la volonté a ainsi longtemps gouverné la faculté motrice, la première peut rester absente ou s'occuper d'un autre dessein, la seconde continue le mouvement d'elle-même. Le mouvement est devenu habituel, et il a pris quelque chose de la marche à la fois aveugle et infaillible de l'instinct. C'est par la succession du mouvement habituel au mouvement volontaire que l'artiste devient habile. S'il fallait que sa volonté fût sans cesse présente et assistât aux détails de tous les mouvements qu'il exécute, elle ne pourrait suffire à une œuvre de longue durée. L'artiste se fie aux mouvements dont il s'est formé l'habitude; il réserve son attention pour ceux qui lui sont moins familiers, et quand il a réduit ces derniers à l'état d'habitude, il applique à d'autres sa volonté, et c'est ainsi qu'il étend et perfectionne son talent.

Le mouvement habituel est si facile que nous l'opérons sans en avoir conscience, à moins qu'il ne rencontre quelque ob

stacle nouveau. Quand nous avons la coutume de faire un certain chemin, notre corps le fait, pour ainsi dire, de luimême, pendant que l'intelligence et la volonté sont occupées ailleurs, et nous sommes quelquefois très-étonnés de nous trouver sur une route accoutumée, quoique nous ayons formé au départ le projet de ne pas la suivre. Nous ne parvenons à détruire entièrement une habitude qu'après que nous avons réussi à nous en former une autre,

Le mouvement habituel n'est pas plus que le mouvement instinctif l'œuvre actuelle de la volonté, puisque c'est par l'absence de la volonté qu'il se caractérise, et comme il peut nous donner aussi le sentiment de la résistance, s'il rencontre un obstacle nouveau, il ne peut pas être considéré comme un mouvement purement physiologique du corps humain; il faut donc l'attribuer à la faculté motrice dont l'âme est douée.

Cette faculté agit en concordance avec la pensée et l'inc lination, et quelquefois avant que l'inclination et l'intelligence se soient développées. Quelquefois aussi elle agit sous le coup, pour ainsi dire, de la pensée et de la passion, et c'est surtout par l'influence de cette dernière que son action est le plus modifiée. Certaines passions, telles que la colère, en augmentent l'énergie et font exécuter aux muscles des efforts qu'on ne pourrait recommencer de sang-froid. D'autres passions, comme la crainte, la tristesse, le désespoir, enchaînent ou abattent la faculté motrice. Mais rappelons une dernière fois, en finissant, que si cette faculté est souvent déterminée à l'action par l'intelligence et par l'inclination, elle ne l'est pas nécessairement et qu'elle peut agir en leur absence; il faut donc les reconnaître comme trois différentes manifestations de la même âme. Du reste, la faculté motrice ne meut pas le corps comme une bille en meut une autre, ou comme l'eau et le vent meuvent l'aile du moulin. La faculté motrice c'est l'âme elle-même en tant qu'elle meut. L'âme meut sans

1. Voy. plus loin, la différence de l'inclination et de la passion, livre IV, chap. 1er.

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