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rage et l'amour de la science; 2° et surtout lorsque ces éléments sont en guerre les uns contre les autres. Nous n'examinons pas quant à présent si Platon, qui a bien connu la méthode, l'a aussi bien mise en pratique, et si par exemple, il n'aurait pas dû distinguer deux genres de colère : l'une qui s'unit à la raison et qui s'appelle indignation, l'autre qui s'unit aux passions égoïstes, et qu'il a signalée lui-même chez les animaux. Cette discussion nous ferait anticiper sur des explications qui trouveront mieux leur place ailleurs 1. Nous nous contentons en ce moment de montrer que Platon admettait que la différence des phénomènes est insuffisante pour marquer la distinction des facultés, et que pour l'établir il cherchait des actes qui fussent indépendants les uns des autres.

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Aristote suit implicitement la même méthode, lorsqu'il déclare par exemple que l'âme sera distincte du corps, si l'on peut rapporter à l'une des phénomènes qui soient tout à fait indépendants de ceux qu'on rapporte à l'autre, ou lorsqu'il établit par l'indépendance des phénomènes que la faculté motrice n'est ni la faculté nutritive, ni la faculté sensitive, ni l'intelligence, ni le désir, etc. Mais il ne donne nulle part une description directe de la méthode qui convient à la détermination des facultés. Il s'est contenté de présenter un tableau fidèle et ineffaçable de la méthode de déduction, qui part des propositions générales pour redescendre aux propositions particulières, et il a laissé à Bacon le soin de tracer les règles qui nous dirigent dans la recherche des causes.

Descartes ne s'est pas occupé de l'art de rattacher les phénomènes de l'âme à leurs différentes facultés. Si l'on consulte la seconde partie du Discours de la Méthode, et les deux ouvrages posthumes intitulés : Règles pour la direction de l'esprit et Recherches de la vérité par la lumière naturelle, on trouvera dans ces immortels écrits des préceptes généraux qui recommandent de fonder la connaissance sur l'évidence et de la dé

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velopper par des analyses complètes, mais ces préceptes conviennent à tous les genres de sciences et n'indiquent pas la marche particulière à celles qui recherchent les causes. Il y a même un passage de Descartes qu'on pourrait tourner contre la méthode de ces sciences : « L'auteur, dit-il, en parlant d'un ouvrage de Herbert, veut qu'il y ait en nous autant de facultés qu'il y a de diversités à connaître; ce que je ne puis entendre autrement que, comme si à cause que la cire peut recevoir une infinité de figures, on disait qu'elle a en soi une infinité de facultés pour les recevoir. Mais je ne vois point qu'on puisse tirer aucune utilité de cette façon de parler, et il me semble plutôt qu'elle peut nuire en donnant sujet aux ignorants d'imaginer autant de diverses petites entités en notre âme. C'est pourquoi j'aime mieux concevoir que la cire par sa seule flexibilité reçoit toutes sortes de figures, et que l'âme acquiert toutes ses connaissances par la réflexion qu'elle fait, ou sur soi-même pour les choses intellectuelles, ou sur les diverses dispositions du cerveau pour les choses corporelles 1.

Si l'on rapporte à une seule propriété de la cire, à la flexibilité, toutes les figures qu'elle peut recevoir, c'est précisément parce que toutes y sont reçues sans exclusion. Le morceau de cire qui reçoit la forme du cube reçoit celle de la sphère, etc. Mais toute âme qui produit un acte intellectuel est-elle également propre à produire tous les autres? c'est la question qu'il faut se poser. Avec la méthode que Descartes adoptait il devait arriver à ne reconnaître qu'une seule propriété dans les corps et qu'une seule faculté dans l'âme, et il y est parvenu en effet. Pour lui, l'étendue est la substance des corps, et la mobilité des parties est la seule propriété d'où dérivent tous les phénomènes visibles. Mais cette théorie n'explique pas pourquoi tous les corps n'ont pas le même degré de solidité, de ténacité, de capacité pour la chaleur, etc.; car si l'on dit qu'ils ont différentes aptitudes à tel ou tel mouvement, on rétablit la pluralité des propriétés, et il faut pour les déterminer avoir de nouveau recours à l'indépendance des phénomènes. De même, si l'on

1. OEuvres philosophiques, édit. Ad. G., t. IV, p. 279-80.

2. Ibid, édit. Ad. G., t. I, p. 288 et suiv., et t. III, p. 281 et suiv.

avance que l'âme acquiert toutes ses connaissances par une seule faculté, par la réflexion qu'elle fait soit sur elle-même, soit sur les dispositions du cerveau, on n'explique pas par là comment, par exemple, elle se souvient des figures sans se souvenir des mots, comment elle connaît quelquefois sans croire, ou croit quelquefois sans connaître; ou bien, si l'on dit qu'elle a plus ou moins d'aptitude à la réflexion sur tel ou tel objet, on rétablit la pluralité des facultés intellectuelles qu'on avait voulu éviter.

Depuis Descartes, les philosophes ont, à son exemple, souvent confondu la différence des phénomènes avec leur indépendance, et leur ressemblance avec leur identité. Nous n'avons d'exception à faire que pour un seul, qui n'a pas toujours bien suivi la méthode, mais qui l'a explicitement exposée en des termes précis. Ces termes méritent d'être rapportés, et ils résumeront ce que nous avons dit de la méthode propre à la détermination des facultés. « Lorsque deux sentiments, dit David Hume, s'accompagnent toujours au même degré, il faut les rapporter à la même cause. C'est ainsi que les physiciens pensent que la lune est retenue dans son orbite par la même force qui fait tomber les corps vers la terre, parce que le calcul prouve que ces deux phénomènes s'accompagnent et sont en proportion l'un de l'autre. Cette manière de raisonner ne doitelle pas produire autant de conviction dans les recherches morales que dans les recherches physiques 1? »

1. Essais philosophiques, trad. franç., t. V, p. 153.

CHAPITRE II.

DIVISION DES FACULTÉS.

§ 2. DE L'ANCIENNE S 3. DE LA DIVISION DES

§ 1. LA DIVERSITÉ DES FACULTÉS NE DIVISE POINT L'AME.· DIVISION DES FACULTÉS EN SENS ET RAISON. FACULTÉS EN FACULTÉ MOTRICE, INCLINATIONS, VOLONTÉ ET INTELLIGENCE.

§ 1. La diversité des facultés ne divise point l'âme.

Nous entendons par facultés les causes des phénomènes de l'âme. Suivant Platon : « les facultés sont quelque chose par quoi nous pouvons ce que nous pouvons et par quoi tout être peut ce qu'il peut❜. » La faculté est un pouvoir; nous examinerons plus loin comment nous arrivons à la notion du pouvoir et de la cause, et pourquoi les causes sont appelées propriétés dans les corps et facultés dans les âmes*; chacun comprend le mot de pouvoir et par conséquent le mot de faculté, et cela nous suffit quant à présent.

Ce quelque chose par quoi nous pouvons ne doit pas être considéré comme distinct de l'âme. Le pouvoir s'identifie avec l'être qui le possède. Bossuet dit avec raison. « La mémoire n'est autre chose que l'âme en tant qu'elle retient et se ressouvient; la volonté n'est autre chose que l'âme en tant qu'elle veut et qu'elle choisit... Toutes les facultés ne sont au fond que la même âme qui reçoit divers noms à cause de ses différentes opérations". »>

L'âme accomplit des actes indépendants les uns des autres,

1. Δυνάμεις.

2. Rép., édit. H. E., II, 477, b.; éd. Tauch, t. V, p. 202.

3. Voy. plus loin, livre VI, sect. 1, chap. IV.

4. Voy. plus loin, livre V, chap. 1, § 5.

5. De la connaissance de Dieu et de soi-même, chap. 1, § 20, à la fin.

qui nous font connaître en elle des pouvoirs indépendants, mais ces pouvoirs ne sont pas hors les uns des autres ni hors de l'âme, et ils n'en brisent pas l'unité1. Le monde physique lui-même présente une image de l'indivisibilité de l'âme et de la pluralité de ses facultés : les physiciens admettent que les propriétés se pénètrent dans la molécule; que là où se trouve la solidité, se trouvent aussi, quoique à des degrés divers, la ténacité, la ductilité, et les propriétés qui produisent la chaleur, la couleur, le son, l'odeur, la saveur; que tout cela occupe le même point de l'espace et du temps. Leibniz accordait même la simplicité à la monade corporelle, mais il établissait cette différence entre celle-ci et la monade spirituelle, que pour faire un corps, il fallait plusieurs monades, tandis qu'il n'en fallait qu'une pour faire une âme.

Les facultés, si nombreuses qu'on les admette, se rapportent donc toutes au même moi; ce moi simple se retrouve entier et indivisible dans la connaissance, dans la croyance, dans l'amour, dans la volonté. Toutes ces facultés se pénètrent mutuellement; il n'y a pas le moi de l'intelligence, le moi de la volonté ; il n'y en a qu'un seul pour toutes. Comment le moi estil un et divers : nous ne pouvons le dire; mais la conscience nous montre qu'il a ces deux qualités. Les facultés existent donc, indépendantes les unes des autres, sans diviser l'âme et sans la multiplier.

§ 2. De l'ancienne division des facultés en sens et raison.

Après avoir déterminé les facultés par l'indépendance des phénomènes, il faut distribuer ces facultés en différentes classes, suivant les caractères de ressemblance qu'elles présentent à l'observation. Ce travail de classification qui est le dernier dans l'ordre de l'invention, doit être le premier dans l'ordre de la transmission de la science: nous devons donc faire connaître d'abord les classes générales entre lesquelles on peut distribuer toutes les facultés de l'âme.

1. Voy. plus haut, livre Ier, chap. 1o, § 2.

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