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prit. Cette différence consiste en ce que le premier confond ses conceptions et ses perceptions et en ce que le second les distingue. On avance d'ailleurs des choses contradictoires quand on dit que la volonté seule constitue le moi, et que le fou, qui n'a plus sa volonté, ne s'appartient plus à lui-même. Si la volonté seule fait l'âme et que le fou ait perdu la volonté, il faut dire que l'âme du fou n'existe plus, et non pas qu'il appartienne à autrui. Mais si l'âme du fou n'existe plus, comment revient-il à la raison? L'âme redescend donc alors dans le corps qu'elle avait cessé d'animer; mais où s'était-elle envolée pendant le cours de la folie?

La théorie que nous avons proposée donne à l'âme humaine plus de facultés que les théories précédentes. Platon et Aristote ne lui attribuent que la raison pure, dégagée de tout commerce des sens, et ils placent dans une âme inférieure, dépendante du corps et périssant avec lui la faculté motrice, la sensation et l'inclination; et même Aristote rejette dans cette âme périssable la conception ou la représentation mentale des choses absentes. Descartes n'accorde à l'âme humaine la faculté de sentir et d'imaginer qu'en tant qu'elle est jointe au corps et il ne promet l'immortalité qu'à l'entendement pur. Enfin, un philosophe moderne ne laisse dans l'âme que la volonté et fait de tout le reste une fonction du corps. Nous avons essayé de montrer que la faculté motrice et l'inclination demandent un sujet simple et permanent, comme l'entendement et la volonté; que si l'on explique la sensation, l'amour, le souvenir par les mouvements de la matière, la même explication s'appliquera tout aussi bien à la volonté et à l'intelligence pure. C'est le même être qui aime, qui connaît, qui meut, et qui veut aimer, connaître et mouvoir. L'âme humaine se distingue donc du corps par quatre classes de facultés.

FIN DU LIVRE PREMIER.

LIVRE SECOND.

DE LA MÉTHODE QUI CONVIENT A LA DÉTERMINATION DES FACULTÉS.

CHAPITRE PREMIER.

DESCRIPTION DE CETTE MÉTHODE.

§ 1. CE N'EST PAS LA DIFFÉRENCE DES PHÉNOMÈNES, MAIS LEUR INDÉPENDANCE RÉCIPROQUE QUI DOIT LES FAIRE ATTRIBUER A DES CAUSES DIFFÉRENTES.

§ 2. DE LA MÉTHODE PROPRE A LA DÉTERMINATION DES FACULTÉS CHEZ LES

ANCIENS ET CHEZ LES MODERNES.

§ 1. Ce n'est pas la différence des phénomènes, mais leur indépendance réciproque qui doit les faire attribuer à des causes différentes.

L'étude de l'âme ne se borne pas à décrire et à classer les objets comme l'histoire naturelle; elle recherche les causes des faits, c'est-à-dire qu'elle s'efforce de déterminer les facultés qui produisent les phénomènes de l'âme, de même que la physique éssaye de déterminer les propriétés qui causent les phénomènes des corps.

La méthode qui règle la recherche des causes a été instinctivement et confusément suivie à toutes les époques; mais c'est Bacon qui l'a nettement décrite pour la première fois. Ce n'est pas seulement aux sciences physiques que s'applique la méthode exposée par ce grand philosophe, c'est encore aux sciences morales et particulièrement à l'étude des facultés de l'âme humaine, comme Bacon en a fait la re marque1.

1. Norum organum, lib. I, § 127.

Il s'est introduit depuis quelque temps en France une fausse opinion sur la doctrine de Bacon. L'on a supposé que ce philosophe avait regardé comme impossible l'observation de l'âme par elle-même, et on interprétait dans ce sens une phrase célèbre ainsi conçue : « Si l'esprit humain, pour agir sur la matière, contemple la nature des choses et les œuvres de Dieu, son action est conforme aux lois de la nature et est déterminée par ces lois, mais s'il se retourne sur lui-même, comme une araignée tissant sa toile, son action est vague et produit une doctrine dont les tissus sont admirables par la finesse du fil et du travail, mais frivoles et vains quant à l'usage1. » Mais l'auteur parle ici non pas des philosophes, qui étudient leur âme, mais des physiciens qui veulent connaître la nature extérieure, et qui, au lieu de contempler les OEuvres de Dieu, retournent leur esprit sur lui-même, et inventent des hypothèses qui ne ressemblent pas à la réalité. C'est ainsi qu'Aristote, au lieu d'observer le cours des astres, imagine que le cercle est la figure la plus parfaite, et qu'en conséquence les astres, dans leur cours, doivent décrire une circonférence de cercle. On aurait dû se souvenir d'ailleurs que Bacon, dans son traité des Progrès et de la Dignité des Sciences, divise la philosophie en trois parties: la philosophie divine, la philosophie naturelle et la philosophie humaine, et que dans le tableau qu'il trace de cette dernière, l'étude de l'âme et de ses facultés occupe une très-grande place.

Bacon ne s'occupe pas de rechercher quelle est l'origine de la notion de cause3, mais prenant ce mot tel qu'il est entendu par tout le monde, il indique les moyens de déterminer la cause d'un phénomène donné.

Si la physique et l'étude de l'âme observent les phénomènes, l'une par les sens extérieurs, l'autre par la conscience, et ont ainsi d'abord un instrument différent, elles suivent la même méthode pour s'élever des phénomènes à la découverte

1. De augment. et dignit. scient., ed. Bouillet, lib. I, § 31.
2. Novum organum, ed. Bouillet, lib. I. Aph. 62, 63, 95.
3. Voy. plus loin, livre V, chap. 1, § 5, et livre VI, sect. re, chap. IV.

des causes, c'est-à-dire à la détermination des propriétés dans les corps ou des facultés dans les esprits. Pour établir que deux phénomènes doivent être rapportés à deux causes différentes, la physique exige l'une des deux conditions suivantes : ou que ces deux phénomènes soient indépendants l'un de l'autre; ou que, s'ils ne peuvent se séparer, ils se montrent au moins dans des proportions différentes. Ainsi la chute des corps solides et l'ascension des vapeurs sont deux phénomènes différents, et l'ancienne physique les attribuait à des propriétés diverses des corps; mais les physiciens modernes, ayant remarqué que la vapeur ne monte qu'en même temps que l'air descend et pousse la vapeur, ils attribuent l'ascension des vapeurs à la même cause que la chute des solides, c'est-à-dire à la gravitation. Si la lumière et la chaleur se montraient toujours ensemble et toujours dans la même proportion, la physique n'aurait considéré ces deux phénomènes que comme deux effets d'une même cause. Si la ténacité d'un corps était, comme on serait tenté de le croire avant l'expérience, en raison directe de sa densité, on aurait considéré ces deux phénomènes comme produits par une seule propriété. Mais l'expérience ayant montré qu'ils ne sont pas en proportion l'un de l'autre, la physique les a rapportés à deux propriétés différentes dans les corps.

C'est sur cette indépendance réciproque des phénomènes que porte toute la méthode de Bacon. Il suppose qu'on recherche la cause de la chaleur et il demande qu'on dresse, 1° une table de toutes les circonstances où se produit la chaleur, c'est ce qu'il appelle la table de présence; 2° une liste de toutes les circonstances analogues aux premières, où l'on croirait trouver la chaleur, et où elle ne se produit pas, c'est la table d'absence; 3° une liste des quantités de la chaleur dans toutes les circonstances où elle s'est produite, c'est la table des degrés. Ces tables étant dressées, si l'on a d'abord été tenté de croire que la chaleur devait se rapporter à la même cause que la lumière, on verra, 1o sur la liste de présence, que la chaleur s'est produite dans des circonstances où il n'y avait pas de lumière; 2o sur la table d'absence, que la chaleur ne se produit pas dans

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