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§ 10. Théories de Kant et de Hégel.

Nous n'avons pas l'intention de faire une histoire complète des théories sur la beauté, mais de donner une idée des plus importantes; nous dirons donc un mot de celles de Kant et de Hégel. Le premier de ces philosophes ne voit la beauté que dans l'harmonie ou l'accord des moyens à la fin. L'idée de fin, de but, de cause lui paraît une idée produite par l'esprit luimême et non reçue du dehors ou fournie par le spectacle des objets soumis à nos sens. Si l'idée de but, de fin, d'harmonie s'applique facilement, dit-il, aux objets sensibles soumis à notre observation, nous disons que le spectacle est beau; si cette application est rendue difficile par quelque désordre apparent des objets, nous disons que le spectacle est sublime. La beauté et la sublimité n'appartiennent donc pas aux choses extérieures, puisque c'est notre esprit qui leur impose le caractère de l'harmonie, sans que nous puissions affirmer que cette harmonie leur appartienne en effet, et le degré de la beauté ne dépend pas d'une qualité inhérente aux objets, mais de la facilité que nous éprouvons à leur imposer l'idée de fin ou d'harmonie qui est dans notre esprit1. Cette théorie est conforme au système général de Kant sur l'intelligence humaine, ainsi que nous le verrons plus loin2, nous n'en ferons donc pas ici la critique; nous nous bornerons à dire qu'en supposant que l'idée de fin et de but fût un pur produit de notre entendement, on aurait toujours le droit de reprocher à Kant de n'avoir placé la beauté que dans l'idée de but et de fin, appliquée au spectale de la nature extérieure, et d'avoir ainsi proposé une théorie qui ne rend compte ni de la beauté qui réside dans les autres œuvres de l'esprit, ni de la beauté de la vertu, ni de cette partie de la beauté sensible qui consiste dans l'expression des qualités de l'intelligence et du cœur.

Hégel a présenté un système qui essaye de donner surtout l'explication de la beauté sensible. Suivant ce philosophe,

1. Voy. Critique du jugement.

2. Voy. livre VII, chap. v,

l'art doit être placé à côté de la religion et de la philosophie, comme manière spéciale de révéler Dieu à la conscience. L'action de la force universelle est l'objet des représentations de l'art. Celui-ci exprime l'absolu par le sensible: il n'est donc pas la plus pure expression du vrai; la philosophie lui est supérieure et l'absorbe aujourd'hui. La religion est également au-dessus de l'art, parce qu'elle s'affranchit de la forme sensible. Depuis la réforme, l'esprit s'est retiré de plus en plus dans la méditation intérieure, et l'art a perdu de son importance. La philosophie fait comprendre par l'intelligence seule ce que l'art enseigne par une représentation sensible et la religion par le sentiment. L'art, la religion, la philosophie sont les trois manifestations de l'esprit absolu. La force ou la vie est déjà dans la nature inanimée, mais elle apparaît plus encore dans les êtres organisés et surtout dans l'esprit, car si la nature est une œuvre divine, Dieu agit encore mieux par l'esprit de l'homme. Ce qui fait le mérite des tableaux hollandais, c'est qu'ils expriment la liberté de ce peuple qui a conquis un empire sur les flots. Le héros grec est supérieur au guerrier romain parce qu'il est plus indépendant. Le prince est plus libre que l'homme du peuple : en conséquence, sa vie est plus belle, et c'est pour cela que le théâtre nous en offre le tableau plutôt que l'histoire des gens de basse condition. La mission de l'art est de représenter sous des formes sensibles le développement de la vie, et surtout de l'esprit, d'une force libre qui ne reçoit pas sa détermination du dehors et qui porte en elle-même ses destinées, liberté qui n'existe entière ni dans la vie animale, ni même dans la vie humaine1.

Sans nous occuper des vues de Hégel sur les rapports de l'esprit de Dieu et de l'esprit de l'homme, c'est-à-dire du fond même de sa philosophie, ce qui serait l'objet d'un traité de théologie naturelle, nous nous bornerons à toucher ce qui est présentement de notre sujet. Si la beauté sensible consiste, comme nous l'avons fait voir, dans la manifestation de l'intelligence et des qualités morales, la beauté originale réside

1. Voy. Cours d'Esthétique.

en effet dans l'intelligence et la vertu, et l'intelligence et la vertu étant des manifestations de l'esprit, force libre et indépendante, il semble qu'on pourrait dire avec Hégel que la beauté n'est rien autre chose que la manifestation de la liberté. Mais de même que nous avons dit, à propos du système de Plotin, que l'esprit n'est pas beau en tant qu'indivisible, mais en tant qu'intelligent et moral, de même, nous dirons ici que ce n'est pas la liberté qui fait la beauté de l'âme, mais l'emploi qu'elle fait de cette liberté. Elle peut se servir de son indépendance pour le bien comme pour le mal; elle n'est pas moins libre dans le crime et dans l'ignorance volontaire que dans la recherche de la vérité et l'accomplissement du sacrifice; ce n'est donc pas la liberté qui est belle en elle-même et qui fait la beauté des représentations de l'art, c'est la liberté déployant les qualités intellectuelles et morales.

Il y a dans le traité de Kant et de Hégel d'excellentes observations de détail, dont les artistes feront leur profit; mais ces observations n'ont aucun rapport avec la thèse générale qu'elles devraient démontrer et développer. Ainsi, lorsque ces philosophes se renferment dans leurs axiomes supérieurs, ils n'en peuvent faire aucune application à la réalité, et lorsqu'ils descendent à des règles applicables, ils sont bien loin de leurs théories suprêmes et quelquefois même ils leur tournent le dos. Mais puisqu'il n'y a qu'un seul mot pour exprimer la beauté, il faut, dira-t-on, que la beauté ne soit qu'une seule chose, c'est-à-dire qu'il y ait un caractère commun à toutes les choses belles, et la philosophie doit indiquer ce caractère. Sans contredit, et c'est le but légitime de la dialectique de Socrate, de celle qui cherche la définition d'une classe sans aspirer à une réalité ou à une entité qui existe en dehors des individus1. Il faut trouver, comme on dit dans l'école, une définition qui convienne à tout l'objet défini et qui ne convienne à aucun autre. Or c'est pécher contre cette règle que de dire comme Plotin: le beau est l'unité; car il y a des choses belles qui ne sont pas unes et des unités qui ne sont pas belles; c'est la violer

1. Voy. plus loin, livre VII, chap. 1.

aussi que de dire avec Hégel: le beau est la force libre; car la liberté mise au service du mal n'est pas belle. En résumé, l'intelligence et la vertu nous paraissent belles par ellesmêmes, et la beauté sensible est l'expression des qualités intellectuelles et des qualités morales; on peut donc avancer que le beau est la raison dans sa double application spéculative et pratique ou, en un seul mot, la raison.

CHAPITRE V.

PASSIONS COMPLEXES.

§ 1. MÉLANGE DE PLAISIR ET DE PEINE. § 2. PASSIONS CAUSÉES PAR L'ASSOCIATION DES IDÉES. § 3. L'AMITIÉ. § 4. L'AMOUR DU PAYS.

$ 5. L'AMOUR DE DIEU.

CONTAGION DES PASSIONS.

§ 6. LIAISON DE CERTAINES INCLINATIONS. S 7. AFFAIBLISSEMENT DE LA PASSION.

S 8. ÉQUILIBRE QUE SE FONT LES INCLINATIONS CONTRAIRES DANS LE MÊME ·S 9. DIVERSITÉ DES CARACTÈRES. S 10. UTILITÉ DES INCLI

INDIVIDU.

NATIONS. DISTINCTION DES PASSIONS ET DES VICES.

§ 1. Mélange de plaisir et de peine.

La passion est le plaisir ou la peine qui résulte d'une inclination satisfaite ou contrariée. La passion est simple lorsqu'elle provient d'une seule inclination, mais nous sommes très-rarement dans l'état de passion simple. Un même événement par ses côtés divers peut parmi nos passions flatter celle-ci et irriter celle-là. La crainte et l'espérance sont toujours unies, car l'espérance sans crainte serait la certitude du bonheur, et la crainte sans espérance serait la certitude du malheur1. Platon fait remarquer, que dans la souffrance actuelle on se souvient des plaisirs passés, qu'on espère un terme à son mal, et qu'on est ainsi en même temps dans la douleur et dans la joie; il ajoute, que le regret, la tristesse, l'amour, l'émulation, sont des peines mêlées de plaisir; que l'envie est un chagrin de l'âme, qui fait cependant qu'on se réjouit des maux du prochain, et que dans les représentations de la tragédie et de la comédie les pleurs se mêlent au rire 3. « Les choses ont diverses qualités, dit Pascal, et l'âme diverses inclinations, car

1. Voy. plus haut, même livre, chap. 1o, § 2.

2. Τοῦ πέλας.

3. Philèbe, édit. H. E., t. II, p. 47, d., Édit. Tauch., t. III, p. 198-9.

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