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nous paraît avoir un prix par elle-même, et qu'elle augmente encore l'estime déjà si grande et si prévenue que nous avons pour nous. Aussi David Hume a-t-il écrit dans un autre de ses essais : « L'amour de la gloire est la passion des grandes âmes, c'est le premier mobile de leurs actions et de leurs entreprises. Il nous fait jeter un coup d'œil sévère sur notre conduite. Cette habitude de veiller sur nous tient en haleine les sentiments d'équité et nous inspire le respect de nousmêmes et d'autrui. Ce respect est le gardien le plus sûr de toutes les vertus. Il diminue le prix des plaisirs matériels et nous porte à acquérir la beauté morale et intérieure et les perfections qui conviennent à l'être raisonnable 1. » Dans ce passage, l'amour de la gloire est présenté comme une inclination primordiale. L'auteur dépasse même le but, car cette inclination ne doit pas être le premier mobile des grandes âmes, mais seulement le second : elle ne doit venir qu'après l'amour de la vertu; mais il faut reconnaître qu'elle en double les forces.

Nous emprunterons à l'éloquence de Pascal des traits qui marquent fortement les effets de l'amour de la louange. « La plus grande bassesse de l'homme est la recherche de la gloire, mais c'est cela même qui est la plus grande marque de son excellence; car quelque possession qu'il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu'il ait, il n'est pas satisfait s'il n'est dans l'estime des hommes... C'est la plus belle place du monde; rien ne peut le détourner de ce désir, et c'est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme. Et ceux qui méprisent le plus les hommes et qui les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment : leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse... La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs; et les philosophes mêmes en veulent. Et ceux qui écrivent contre veulent avoir

1. OEuvres philosophiques, trad. franç., t. V, p. 227.

la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi, qui écris ceci, ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le lironta... »

La confiance en soi-même, l'émulation, l'amour du pouvoir et l'amour de la louange sont quelquefois compris en français sous le titre commun d'amour-propre. Cela ne veut pas dire que les trois dernières inclinations dérivent de la première. On l'a cru et on a dit: c'est parce que je m'aime que je veux surpasser les autres, exercer le pouvoir et obtenir la louange. Nous accordons que ces avantages flattent l'amour que nous avons pour nous; mais il faut pour cela que nous les estimions en eux-mêmes, que nous les regardions comme des biens, qu'ils nous rendent heureux, car autrement nous n'en désirerions pas la possession. Nous avons donc pour la prééminence, pour le pouvoir, pour la louange, des inclinations distinctes de celle qui nous porte à nous aimer et à nous estimer nousmêmes. La vraie raison pour laquelle on confond ces inclinations sous le nom d'amour-propre, c'est qu'elles nous attachent à des biens qui nous sont personnels et que nous n'aimons pas à partager ces biens avec nos semblables.

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CHAPITRE III.

LES INCLINATIONS QUI SE RAPPORTENT A NOS SEMBLABLES.

S 1. INSTINCT DE SOCIÉTÉ. S 2. BESOIN D'ÉPANCHEMENT.

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S 5. SYMPATHIE. S 6. ATTACHEMENT -S 8. AFFECTIONS DE LA FAMILLE.

§ 1. Instinct de société.

La nature nous attache à nos semblables par des inclinations de différents genres. Pour nous mieux rendre compte de ces inclinations, nous les observerons d'abord dans les animaux, où il nous sera plus facile de les dégager des autres principes avec lesquels on pourrait les confondre.

« On trouve chez les animaux, dit Dugald-Stewart, des traces bien évidentes de l'instinct de société... Quelques tribus ne nous présentent que des unions temporaires pour atteindre un but particulier, pour repousser, par exemple, une agression hostile; mais d'autres espèces manifestent un véritable goût de la société, un plaisir particulier à vivre en compagnie, sans aucune apparence de but ultérieur. Ainsi on voit souvent un cheval, renfermé seul dans un enclos, abandonner sa nourriture et briser les barrières, pour rejoindre dans un champ voisin des animaux de son espèce. Tout le monde a remarqué avec quelle vivacité et quelle gaieté le cheval court sur une route, lorsqu'il voyage avec un compagnon, et combien son allure est triste, lorsqu'il marche seul; et l'on sait depuis longtemps, que les bœufs et les vaches n'engraissent pas aussi rapidement lorsqu'ils sont seuls, que lorsqu'ils paissent en troupeau, quand bien même on compenserait leur solitude par de plus gras pâturages... 1. »

1. Philosophie des facultés actives et morales, traduction française, t. I,

Frédérick Cuvier confirme ces observations. L'instinct de société, dit-il, ne dépend pas de l'intelligence, car la brebis stupide vit en société. Les insectes forment les sociétés les plus remarquables, tandis que le lion, l'ours, le renard, qui sont beaucoup plus intelligents, vivent solitaires. La société ne vient pas de l'habitude, car le long séjour des petits auprès des parents ne la produit pas : l'ours soigne sa progéniture aussi longtemps et avec autant de tendresse que le chien, et cependant l'ours est au nombre des animaux les plus solitaires. Il y a plus, cet instinct persiste lors même qu'il n'est pas exercé. Un chien a pu être tenu longtemps dans la solitude: cela n'a pas empêché que le penchant à la société n'ait toujours reparu, dès que le chien a été rendu à la liberté. Les espèces naturellement solitaires sont les chats, les martres, les ours, les hyènes, etc.; celles qui vivent en familles, sont les loups, les chevreuils, etc.; d'autres forment de véritables sociétés, telles que les castors, les éléphants, les singes, les chiens, les phoques, les chevaux, les moutons, etc.1. Aristote distingue aussi les animaux qui sont solitaires, ceux qui vont par troupes, et ceux qui vivent en société. Suivant F. Cuvier, la domesticité des animaux vient de leur instinct de société. Il n'est pas une seule espèce devenue domestique, qui naturellement ne soit sociable: le bœuf, la chèvre, le cochon, le chien, le lapin, vivent en société. Le chat semble faire exception; mais le chat n'est pas véritablement domestique; il s'attache à la maison et non aux personnes. Le lion, qui est solitaire, a pu cependant s'apprivoiser, mais ses petits ne restent pas naturellement en société avec l'homme; il faut les apprivoiser à leur tour. L'homme apprivoise l'ours, le tigre, etc. On voit souvent des ours qui obéissent à un maître, qui se plient à des exercices; et cependant, aucune espèce solitaire, quelque facile qu'elle soit à apprivoiser, n'a jamais donné de race domestique, parce qu'une habitude n'est pas un instinct. C'est par habitude qu'un

1. Flourens, Observat. de F. Cuvier, sur l'instinct et l'intelligence des animaux, 2o édit., p. 67, 69, 71.

2. Id. ibid., p. 198.

3. Id. ibid., p. 63, 72.

animal s'apprivoise, c'est par instinct qu'il est sociable. Si l'on sépare une vache, une chèvre, une brebis de leur troupeau, ces animaux dépérissent 1.

Ces exemples démontrent que la société est instinctive chez l'animal, qu'elle ne vient ni du raisonnement, ni de l'habitude. Ils prouvent aussi que la société n'est pas une extension de la vie de famille, puisqu'il y a des animaux qui vivent en société et qui ne forment pas de familles, comme le bœuf, le castor, etc., et d'autres qui vivent en famille et qui ne forment pas de société, comme le chevreuil, le loup, etc.

L'homme est aussi conduit par un penchant naturel vers la société de ses semblables. Il est facile de reconnaître cette inclination dans l'enfance, longtemps avant l'âge de la raison.

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Considérez, dit un ingénieux observateur, les traits et les gestes d'un enfant à la mamelle, lorsqu'on lui en présente un autre; tous les deux à l'instant, sans qu'on puisse supposer qu'ils cèdent à la force de l'habitude, expriment leur joie d'une manière évidente. Leurs yeux brillent, leur visage et leurs mouvements s'animent. Lorsque les enfants sont un peu plus avancés en âge, ceux qui sont étrangers les uns aux autres manifestent en s'abordant quelque timidité; mais elle est bientôt vaincue par l'instinct plus puissant de la société.

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Par une répugnance exagérée contre les idées innées, quelques philosophes ont refusé à l'espèce humaine tout penchant naturel et ont fait sortir la société des besoins et des intérêts.

Mais, leur répond Franklin, l'homme est un être sociable, et l'un des châtiments les plus rigoureux qu'on puisse lui infliger, c'est la privation de la société. Si l'on obligeait ces penseurs à se tenir toujours dans la solitude, je suis porté à croire qu'ils ne tarderaient pas à se devenir insupportables à eux-mêmes3. » Cependant, ils pourraient, dans leur retraite, ne manquer d'aucune des choses nécessaires à la vie matérielle, comme les prisonniers qu'on retient dans l'isole

1. Flourens, ibid., p. 79.

2. Smellde's Philosophy of natural history. 3. Mémoires, édit. Renouard, t. I, p. 151.

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