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TRAITÉ

DES

FACULTÉS DE L'AME.

LIVRE PREMIER.

DISTINCTION DE L'AME ET DU CORPS.

CHAPITRE PREMIER.

RAISONS DE LA DISTINCTION DE L'AME ET DU CORPS.

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S 1. CE QU'ON ENTEND PAR LES MOTS AME OU MOI PREUVE DE LA DISTINC- .
TION DE L'AME ET DU CORPS, FONDÉE SUR LA CONSCIENCE. - § 2. PREUVES DE
LA MÊME DISTINCTION FONDÉES SUR LE RAISONNEMENT : L'AME SE DIStingue du
CORPS PAR SON UNITÉ. § 3. ELLE S'EN DISTINGUE PAR SA PERMANENCE
IDENTIQUE. § 4. SI LE CORPS ÉTAIT L'AME, TOUTE IMPRESSION DU PREMIER
SERAIT UNE PERCEPTION DE LA SECONDE. S 5. L'AME NE PERÇOIT LES IM-
PRESSIONS DES ORGANES DES SENS QUE COMME DES OBJETS EXTÉRIEURS.
§ 6. L'AME A UNE ÉTENDUE DE PUISSANCE ET NON UNE ÉTENDUE DE SUB-
STANCE. -§ 7. RAISONS DE LA DISTINCTION DE L'AME ET DU CORPS TIRÉES
DE LA DESTINÉE DE L'HOMME.

§ 1. Ce qu'on entend par les mots âme ou moi. Preuve de la distinction de l'âme et du corps fondée sur la conscience.

On ne peut marquer la différence des objets qu'en décrivant leurs qualités: il semblerait donc que la distinction de l'âme et du corps dût être le résultat final et non le commencement de cet ouvrage. Toutefois, comment parler de

l'âme sans dire ce que nous entendons par ce mot? Nous espérons qu'à mesure qu'on avancera dans la lecture de ce traité, on reconnaîtra de plus en plus l'existence incorporelle de l'âme, mais nous devons dès le principe distinguer l'âme du corps, pour circonscrire l'objet de notre étude; nous nous contenterons pour cela de rappeler ce que chacun sait naturellement des opérations de son âme et des qualités de son corps.

Ce ne sont pas seulement les philosophes qui distinguent l'âme d'avec le corps : le sens commun a devancé sur ce point la philosophie, qui n'a fait que joindre les lumières de la réflexion à celles de l'observation spontanée.

Les enfants savent eux-mêmes qu'en prononçant le mot je ou moi, ils parlent d'autre chose que de leur corps. Si l'un d'entre eux vient à dire : je me souviens, demandez-lui si c'est avec la main ou avec quelque autre partie du corps qu'il se souvient, il se mettra à rire. Ajoutez que c'est avec l'âme : vous lui donnerez le mot, mais il avait déjà l'idée ; c'est-à-dire qu'il connaissait déjà ce moi, entièrement distinct du corps1, bien qu'il ne sût pas le nommer. Un enfant entendait pour la première fois parler de l'âme : il interroge sa mère sur ce sujet ; elle lui répond que c'est avec l'âme qu'il se souvient, qu'il espère.... « Oui, interrompt-il, je comprends : c'est avec l'âme que je t'aime. »>

L'enfant se sert des mots je et moi avant d'employer les mots esprit et âme. Il dit je me souviens, je crois, je suis content, avant de dire mon esprit se souvient, ou mon âme est contente. Ce langage cartésien, qui substitue le mot moi au mot âme et qui est regardé par quelques personnes comme plus savant, plus abstrait, plus difficile que le langage ordinaire, est au contraire un retour à la langue de l'enfance. L'enfant a donc distingué spontanément ce moi qui n'est pas le corps; et s'il ne l'avait pas distingué, il serait incapable de comprendre les mots âme ou esprit qu'on lui suggère, parce qu'il ne saurait à quoi les attacher.

1. Descartes, OEuvres philosophiques, édition d'Adolphe Garnier, t. I, p. 30, au bas.

C'est après avoir distingué ce moi qui n'est pas le corps, que les hommes ont essayé de le nommer; et ils l'ont appelé un vent, un souffle insensible, un esprit, une âme1, pour faire entendre le mieux possible qu'il n'était pas la masse tangible et visible qu'ils appelaient le corps. Mais le langage de Descartes, en même temps qu'il retourne à la parole primitive, emploie un mot plus exact, dégagé de toute image matérielle, et convenant mieux, en conséquence, à cet être qui se distingue du corps.

Les actes que je rapporte à moi sans les rapporter à mon corps, sont précisément les actes de ce qu'on appelle l'âme. Nous pourrions nous borner à ce peu de mots, mais nous devons essayer de détruire certaines équivoques qui laisseraient de l'incertitude dans quelques esprits.

Proprement, le moi se distingue toujours du corps; mais quelquefois, usant d'une figure de langage, il parle du corps comme s'il parlait de lui-même; on en voit un exemple dans ces phrases: je grandis, je suis fatigué, je digère. Cette figure vient de l'union étroite qui existe entre le moi et le corps qu'il anime. Voici comment il reconnaît ce corps parmi tous les autres: quand je pose la main droite sur le bras gauche, ce bras m'apparaît comme un objet extérieur, distinct de moimême; j'en apprécie la forme, la résistance, la chaleur, ainsi que de tous les autres objets près desquels il peut être placé. Mais en même temps qu'à l'aide de la main droite je perçois la forme convexe du bras gauche, à l'aide de ce bras je perçois la forme concave de la main qui le presse. Je remarque de cette façon qu'il y a un certain corps dans toutes les parties duquel je puis pour ainsi dire me transporter, et qu'à l'aide de telle ou telle de ses parties je connais non-seulement les autres, mais aussi les corps étrangers. Je donne à ce corps le nom de mien, parce que je puis être dans chacune de ses parties comme sujet connaissant, et je donne aux autres le nom de corps étrangers, parce que je n'y jouis pas du même pouvoir.

1. Ψυχή, πνεῦμα, spiritus, animus.

2. Σῶμα, corpus.

Le premier me sert à connaître les seconds; ceux-ci ne me servent pas à connaître le premier.

Ajoutez que ce corps est le seul que je meuve directement; par son entremise je donne le mouvement aux autres corps, mais il m'obéit d'une manière immédiate. C'est un nouveau titre pour que je l'appelle mien, et si je veux parler figurément, pour que je l'appelle moi-même. Voilà comment j'arrive à prononcer ces phrases figurées : je grandis, je suis fatiguć, je digère, pour dire mon corps grandit, mon corps est fatigué, mon estomac digère. Il ne faut pas se méprendre au sens de ces phrases; le moi ne connaît pas directement la digestion, comme il connaît sa pensée. Pour dire : je digère, il a dû apprendre qu'il possède un corps par lequel il perçoit et que ce corps un estomac. Lorsqu'il éprouve une sensation à peu près vers la région occupée par cet organe, il suppose que la digestion en est la cause; mais ce dernier phénomène se passe sur une scène qui est hors de moi. Ce que le moi connaît directement sur lui-même en cette circonstance, c'est qu'il souffre ou jouit; tout le reste lui est étranger.

On a dit que le moi sentait en lui ce qu'on appelle la vie physiologique, la digestion, la nutrition, etc. On aurait dû dire seulement qu'il éprouve des sensations de peine ou de plaisir vers la région où sont situés les organes de ces fonctions. Il ne sait pas directement que le sang circule, que la bile est sécrétée, comme il sait directement qu'il connaît ou qu'il croit. Pour savoir que le sang circule, que la bile est sécrétée, etc., il faut qu'il voie ces opérations s'accomplir dans le corps d'autrui; pour savoir qu'il connaît, qu'il croit, qu'il jouit ou qu'il souffre, il n'a pas besoin de connaître le corps d'autrui; ni même son propre corps, il ne lui faut que se connaître soi-même.

Ainsi, des actes que le moi s'attribue les uns lui appartiennent réellement: ils n'existent qu'en lui; hors de lui, ils ne sont nulle part; il ne s'attribue les autres que par une sorte de métaphore. Le corps est mien, il n'est pas moi; la pensée n'est pas mienne, elle est moi-même. Si le langage permet de dire ma pensée, comme nous disons mon corps, il est facile de dé

couvrir la différence de ces deux expressions: c'est par une figure, par une prosopopée véritable qu'au lieu de dire moi pensant, je dis ma pensée ; je détache de moi par fiction un attribut qui ne peut exister hors de moi-même, et je lui prête une existence indépendante qu'il ne peut posséder. Il n'en est pas ainsi de l'existence de mon corps : je sais qu'elle est hors de moi, et je la distingue de la mienne, quoique j'aie le pouvoir de percevoir dans ce corps et par ce corps. Je discerne donc, quand j'y veux faire attention, les actes qui m'appartiennent et ceux qui appartiennent à mon corps. Remarquons que ces phrases mêmes je grandis, je suis fatigué, peuvent recevoir une double acception. Par les mots : je grandis, je puis vouloir dire que mon intelligence se développe et que mes sentiments s'élèvent, ou bien que mon corps augmente de taille; par les mots je suis fatigué, je puis signifier que j'éprouve une souffrance, soit à cause du travail de ma pensée, soit à cause du travail de mon corps. Je ne suis donc pas trompé par les métaphores que j'emploie, et quand je me sers du mot moi, je discerne toujours si je l'applique figurément à mon corps, ou proprement à ce que les langues appellent mon âme, c'est-àdire à moi-même.

Lorsque nous jetons les yeux sur un traité de physiologie, nous apercevons deux ordres séparés dans les faits que cette science étudie. D'un côté figurent la respiration, la digestion, l'absorption, la circulation, la nutrition, la sécrétion, etc.; de l'autre, la sensation, l'intelligence, la force motrice et la volonté. La première classe renferme des actes que je n'aperçois pas directement en moi-même et que j'ignorerais toujours, si je ne les voyais d'abord dans le corps de mes semblables, et ne jugeais, par induction, qu'ils ont lieu aussi dans le corps que j'anime. La seconde classe comprend les actes que j'aperçois directement dans le véritable moi et non dans le corps de mes semblables, ni même dans mon propre corps. Ces deux ordres de faits ne s'étudient pas de la même manière : les premiers sont connus par l'observation extérieure, à l'aide de la dissection et du microscope; les seconds par la simple conscience que le moi a de lui-même. Le moi ne s'attribue les

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