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vains, et rien n'égalait sa bonté pour toutes les jeunes recrues de la muse, son indulgence pour tous ceux qui se mêlaient de rimer sans en avoir reçu la permission de Minerve. Petit-Senn saisissait au vol les petitesses de notre vanité et de notre égoïsme, mais il ne décourageait pas nos bonnes intentions, quand même elles restaient stériles; il démasquait toutes les hypocrisies, et, muni de sa lanterne de moraliste, il s'enfonçait dans les sombres retraites de notre conscience et en tirait, pour les mettre au grand jour, ces hiboux honteux qui y vivent sous le nom de mensonge, de lâcheté, de flatterie, de bassesse et d'envie; mais il applaudissait franchement et sans arrière-pensée à tout ce qu'il y trouvait de noble, de bon, de sincère, et il était poète moins encore par ses vers que par un sentiment exquis de la poésie en toute chose, dans les arts, dans la littérature, dans les vertus et dans les belles actions.

Cet esprit si fin savait donc être, à l'occasion, un esprit sérieux; sa pensée s'élevait quelquefois très haut, et si, dans sa manière de s'exprimer, elle n'affectait pas un vol ambitieux et revêtait même volontiers une forme vive et plaisante, elle n'en était pas moins souvent élevée et profonde.

Ennemi du pédant et du guindé, ayant horreur de tout ce qui ressemble à de l'emphase, Petit-Senn ne savait pas être solennel et pompeux, et son style allègre et léger a pu donner le change sur la force de sa pensée, la solidité de ses conceptions; mais on peut lui appliquer ce mot du comte d'Erfeuil dans le roman de Corinne, de Mme de Staël : « Ai-je moins raison, parce que j'ai plus vite raison? »

Aussi est-on loin d'avoir dit tout de qu'il y a à dire sur Petit-Senn quand on l'a appelé un auteur d'infini

ment d'esprit ou lorsqu'on a répété ce jugement de Chateaubriand, qui le déclarait, un peu trop sèchement peutêtre, « un auteur qui sait rire avec grâce. »

II

Jean-Antoine Petit-Senn naquit, à Genève, le 6 août 1792, dans une villa de son grand-père, située près du lac. Il allia, suivant une coutume originale du pays romand, le nom de son père, M. Petit, à celui de sa mère, née Senn, et s'en composa un nom dont les deux parties sont devenues inséparables. « Son enfance fut heureuse, nous dit-il, ce qui est généralement l'usage : l'enfant porte en lui-même son bonheur, et tout enfant est heureux, même s'il est quelquefois battu. Mais Petit-Senn n'était pas aussi certain d'avoir toujours rendu le bonheur à ceux à qui il le devait. Il était indocile, turbulent, quelque peu sauvage, et, s'il faut l'en croire, il mettait souvent la patience et l'amour de ses parents à une rude épreuve. Son oncle, M. Tingry, chimiste distingué, aimait assez le caractère mutin du jeune garçon. « Il est un âge pour faire le diable, répondait-il au père irrité ; il en est un autre pour faire le saint. » Aussi invitait-il l'enfant à passer tous les dimanches dans sa propriété de Belle-Fontaine, qu'il devait laisser plus tard à l'académie de Genève et où, en attendant, il recevait souvent la visite de savants, de littérateurs et même de comédiennes en renom. C'est là que le jeune Petit-Senn fit la connaissance de Mlle Mars qui, remarquant son esprit éveillé et son intelligence précoce, dit à son père : << Attendez-vous, monsieur, à voir un jour votre nom sur tous les journaux et sur toutes les lèvres. »

Petit-Senn, encouragé peut-être par cette prophétie,

se livra, tout enfant, à la culture de la rime, ce qui ne l'empêcha pas de faire pendant trois ans des études sérieuses à l'académie de Genève. Malheureusement, son père pensait déjà, comme Petit-Senn le disait plus tard, qu'il est une chose infiniment plus difficile que de faire de beaux vers, c'est de les vendre, et que les rimes des poètes sont toujours bien plus riches qu'eux-mêmes; aussi, en 1809, obligea-t-il le jeune homme à quitter la philosophie et la poésie, qui ne remplissent ni l'estomac, ni la bourse, et à partir pour Lyon afin d'y apprendre le commerce dans la maison qu'il possédait en cette ville et qu'il faisait gérer par ses beaux-frères.

Mais, malgré tous les efforts qu'on tenta pour lui donner le goût des affaires, Petit-Senn restait fidèle aux muses, et quand, le front penché sur l'agenda ou sur le grand-livre, il était censé aligner des chiffres ou faire des additions, il alignait bien souvent des alexandrins et faisait des additions de rimes. Il cachait soigneusement ses petits péchés poétiques à ses oncles, qui ne se doutaient de rien ou feignaient du moins de ne rien apercevoir. A la fin, cependant, n'y tenant plus, il envoya à un almanach de Paris plusieurs pièces, dont l'une, ô chance merveilleuse! fut reçue et insérée in extenso, sans coupure et sans mutilation. Le jeune poète, à peine âgé de dix-huit ans, savoura avec délices ce nectar capiteux dont s'enivre tout débutant qui se voit pour la première fois imprimé tout vif, et cette ivresse de la vanité lui laissa un souvenir assez profond et assez durable pour lui inspirer, vingt-trois ans plus tard, sous le titre de Mes premiers vers imprimés, un morceau charmant où il raconte les transports de joie que lui fit éprouver cet important événement.

En 1813, Petit-Senn, se sentant toujours moins com

merçant et toujours plus poète, se décida à quitter la maison de ses oncles et à revenir à Genève, où il eut le bonheur de voir son pays délivré des étrangers, mais, hélas! par les baïonnettes d'autres étrangers. Aussi, tout en célébrant cette délivrance comme il convenait, il ne manqua pas de décocher contre les libérateurs certaines épigrammes et même une satire aigre-douce qu'il ne fit pas imprimer, mais qui, lue dans un cercle politique, courrouça fort son père en l'alarmant sur les suites que pouvait avoir pour son fils une pareille équipée.

La chose n'alla pas plus loin, et les Autrichiens ne s'en fâchèrent pas, peut-être parce qu'ils n'eurent jamais connaissance de la diatribe du poète genevois. Ses concitoyens la connurent, et comme ils avaient sur le cœur certaines façons cavalières et certains procédés peu délicats de l'armée occupante, ils applaudirent, sinon bruyamment, du moins de bon cœur à la petite revanche que leur donnait le jeune barde, de sorte que celui-ci devint bientôt le poète favori et choyé des banquets et des fêtes nationales. La Société lyrique, avec ses aimables chansonniers et ses joyeux conteurs, le reçut dans son sein et le compta vite parmi ses membres les plus influents et les plus écoutés. Les vieux rimeurs, loin de se montrer jaloux des succès de leur jeune confrère, s'empressaient autour de lui et s'occupaient à répandre sa renommée en faisant partout de lui les éloges les plus chauds et, ce qui est plus rare, les plus sincères. Les compositeurs mettaient ses couplets en musique et l'accablaient de commandes auxquelles il ne suffisait pas. Topffer lui-même, qui devait parcourir une si belle carrière littéraire, Topffer, avec son flair d'homme d'esprit, avait bien vite découvert

dans son ami l'étoffe d'un rival, mais, loin de lui en vouloir de cette découverte, il lui offrit son crayon, qu'il maniait aussi bien que la plume, et lui illustra un poème comique, la Griffonnade, innocent badinage dont Griffon, huissier du collège, était le héros.

C'est ainsi qu'avant d'avoir publié aucun volume, Petit-Senn se vit élever à Genève au rang si difficile à atteindre de poète à la mode, et c'est peut-être à ces succès précoces qu'il faut attribuer le petit grain de vanité littéraire qu'on lui a souvent reproché. Du reste, il ne déguisait point ce léger travers et n'en avait nullement honte, car il pensait assez justement que, « si le mérite fait sottement la violette, trop de gens sont enrhumés du cerveau pour le découvrir à son odeur. »

Mais, bien que Petit-Senn fût très flatté, in petto, du rôle de barde officiel et officieux que ses concitoyens, magistrats ou particuliers, lui faisaient jouer, il commençait à trouver que la charge était aussi lourde qu'honorable; il en gémissait gaiement, si ces deux mots peuvent s'unir, et composait contre les Chansons de circonstance une boutade en prose dont voici quelques passages:

Je m'étais constitué le rapsode des noces et des baptêmes, et je n'ai ni manqué d'ouvrage ni d'admirateurs. Dieu! que mon premier jet en ce genre fut fécond et facile! Parents, amis, voisins, tous venaient, l'air humble et le chapeau bas, frapper à la porte de ma muse et lui mendier quelques couplets... En conscience, je erois avoir célébré tous les saints du calendrier. Il ne se donnait pas un simple bouquet sans moi, et j'ai eu de tels moments de vogue que je recevais volontiers les figures nouvelles qui me rendaient visite, avec ces mots : • Monsieur, sur quel air et sur quel sujet ?» Puis vinrent les fêtes nationales, et chaque toast porté dans nos banquets patriotiques fut pour moi l'occasion de faire jaillir mon

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