Page images
PDF
EPUB

ques, il en a exprimé toute sa reconnaissance au peuple et aux autorités suisses. De telles manifestations fortifient certainement les bons rapports entre deux pays. A ce titre, on doit s'en réjouir.

La session fédérale va s'ouvrir le premier lundi de juin avec un ordre du jour extrêmement chargé. Elle s'occupera, entre autres, de la revision constitutionnelle et de la loi sur les arrondissements électoraux. Au sujet de la première question, le conseil fédéral a présenté un rapport d'orientation, résumant l'état des choses et indiquant la marche qu'il propose de suivre. Des nombreuses motions revisionnistes formulées ces dernières années, quelques-unes ont été réglées par des articles additionnels de la constitution: suppression des ohmgelds, lutte contre l'alcoolisme, brevets d'inventions. D'autres ont pu être réglées par de simples lois : encouragements à l'industrie, à l'agriculture et aux beaux-arts. D'autres ont été écartées comme n'étant pas opportunes monopole des billets de banque, extension de la loi sur les fabriques à toutes les industries, centralisation de l'assurance immobilière. Des enquêtes sont ouvertes sur l'unification du droit, sur la centralisation militaire et sur l'assurance contre les accidents, et, sur ce dernier point, il est probable qu'une adjonction à la constitution sera prochainement proposée. Reste enfin le groupe des demandes de revision portant sur les articles organiques de la constitution suppression ou modification du conseil des états, referendum obligatoire, initiative populaire en matière constitutionnelle ou législative, élection du conseil fédéral par le peuple. Sur ces différents points, ainsi que sur la revision des articles scolaires, le conseil fédéral annonce qu'il présentera au plus tard au printemps son avis motivé avec des propositions éventuelles. Comme on le voit, notre constitution, à peine âgée de quinze ans, est en butte à des assauts nombreux, sous lesquels elle pourrait bien succomber si le bon sens de la majorité du peuple n'était là pour la défendre, aussi bien contre l'impatience des centralistes à tous crins que des réactionnaires.

:

Le conseil fédéral a aussi adopté un nouveau projet de répartition des arrondissements électoraux, d'après lequel les arrondissements de cinq députés disparaîtraient, quelques ar

rondissements de quatre députés subsisteraient encore, les autres cercles en nommeraient trois, deux et un. Le conseil fédéral considère ceci comme une concession très sérieuse faite à l'opposition, qui pourra ainsi gagner un certain nombre de sièges, sans toutefois arriver à une majorité qu'elle ne possède pas dans le peuple. Mais on doit s'attendre à de très longs et vifs débats sur cette proposition, qui pourrait bien n'être du goût de personne et qui, pour notre part, nous paraît rester à mi-chemin de la réforme demandée par un nombre de citoyens de plus en plus grand.

Par les divers messages qu'il soumet aux chambres pour leur prochaine session, le conseil fédéral a tenu sans doute à prouver qu'il est résolu à continuer la politique de conciliation inaugurée dans les dernières années. Sera-t-il possible de la maintenir longtemps encore? Cela dépendra essentiellement de la fraction conservatrice catholique. Dans la session de mars, elle a fait mine, à propos de la loi sur la poursuite pour dettes, de faire de l'obstructionnisme. Les éléments radicaux et libéraux ont alors serré leurs rangs pour faire face à l'adversaire. Une fête, qui a eu lieu le 12 mai à Aarau, à l'occasion de l'inauguration du buste d'Augustin Keller, le grand adversaire de l'ultramontanisme, est devenue une sorte de Volkstag, où les radicaux de divers cantons ont relevé le drapeau du Kulturkampf, qu'ils auraient pu laisser dans leur poche. De son côté, la société conservatrice, l'Eidgenössischer Verein, réunie le 19 mai à Olten, a été très divisée à l'égard de la loi sur la poursuite pour dettes. La majorité, composée entre autres de juristes éminents de Zurich et de Bâle, s'est prononcée contre le referendum, pour ne pas faire de politique obstructionniste, bien que la loi ne fût pas acceptée par plusieurs d'entre eux sans réticences; mais la minorité, recrutée essentiellement dans la Volkspartei de Berne, s'est montrée très ardente pour la lutte. Il est probable que cette minorité se mettra à la tête du mouvement référendaire. Peut-être que, si le parti catholique était bien inspiré, il éviterait de se joindre au mou-. vement. Ce serait un gage de bon vouloir qui pourrait nous donner quelques années nouvelles de paix et de concorde, dont il serait le premier à profiter. Mais aura-t-il cette sagesse ?

Lausanne, 28 mai 1889.

BULLETIN LITTÉRAIRE

ET BIBLIOGRAPHIQUE

LA MISSION DE TALLEYRAND A LONDRES EN 1792, par G. Pallain. 1 vol. grand in-8°. Paris, Plon, 1889.

-

Cet ouvrage constitue un important fragment de la correspondance diplomatique de Talleyrand, et se rattache à l'une des périodes les plus intéressantes de sa vie. Il comprend sa correspondance inédite avec le département des affaires étrangères, avec le général Biron, ses lettres d'Amérique à lord Lansdowne, des extraits des lettres de Ségur à Berlin, dont la mission devait être le complément nécessaire de celle du négociateur français à Londres. C'est là un ensemble de documents que des historiens de premier ordre, comme M. de Sybel et M. Albert Sorel, ont déjà consultés avec fruits, et dont la connaissance sera indispensable à qui voudra s'occuper de l'histoire diplomatique de l'Europe pendant la révolution. On peut même ajouter que la connaissance de ces documents est nécessaire pour comprendre et juger Talleyrand: il s'y montre sous un tout autre aspect que celui que la tradition lui a donné. On est accoutumé à ne voir en lui qu'un sceptique très fin, habile à saisir surtout la direction du vent. Dans ses lettres, au contraire, il apparaît comme un diplomate à vues élevées et soutenues, qui, dans le domaine de la politique extérieure, n'a pas varié. Mignet disait de lui: Talleyrand n'a été jugé que par des flatteurs ou par des libellistes, sans qu'on ait jamais approfondi son œuvre diplomatique, qui est la partie capitale et vraiment nationale de son existence. La lecture de l'ouvrage que nous signalons, comme précédem

ment celle de la correspondance inédite de Talleyrand avec le roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne, montre combien Mignet avait raison, et l'on s'aperçoit que le procès de Talleyrand, qui semblait jugé, est à refaire. Il n'est pas le seul combien, parmi les hommes de son temps, sont encore aussi mal connus que lui! ED. R.

MABILLON ET LA SOCIÉTÉ DE L'ABBAYE DE SAINT-GERMAIN DES PRÉS, par Emmanuel de Broglie. 2 vol. in-8°. Paris, Plon, 1888.

[ocr errors]

Depuis longtemps la figure de Mabillon a tenté les biographes. Nous savons que Louis XIV considérait ce bénédictin comme le plus savant homme de son royaume, et que sa modestie égalait son érudition. Nous savons qu'il a partagé sa vie entre un labeur incessant et d'incessantes prières; nous savons que son livre de la Diplomatique, c'est-à-dire de la science qui a pour objet la critique des anciens textes, fut un véritable événement dans l'Europe entière. Ce n'est point pour nous rappeler ces choses que M. de Broglie a pris la plume: son but est de nous faire connaître, groupé autour de cette figure maîtresse, le monde des érudits au grand siècle.

On est trop habitué à ne considérer cette époque qu'au point de vue littéraire: la prodigieuse gloire des Molière, des Racine, des Corneille, jette dans l'ombre et dans l'oubli tout ce qui ne fut pas eux. Or, il y avait à côté de cette pléiade de génies une cohorte de travailleurs modestes et d'une haute valeur. Leurs contemporains les connaissaient et les entouraient d'estime et de vénération; mais, pour ces patients chercheurs, enfermés dans leurs cloîtres, la gloire ne tressait point de couronnes. Et pourtant c'est à eux, c'est à leurs soins jaloux, à leur critique éclairée qu'on doit d'admirables éditions de classiques et des documents précieux pour l'histoire. Sans songer aux applaudissements du grand public, ils ont consacré leur vie à fouiller les chartes et les archives, ils ont arraché son secret au passé, ils ont aussi bien mérité de la patrie que les Turenne et les Condé.

C'est à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés que M. de Broglie nous convie à le suivre. Autour de Mabillon se pressait un ba

BIBL. UNIV. XLII.

42

taillon de savants et de chercheurs qui, dans leurs rares instants de loisir, se communiquaient le fruit de leurs travaux. En dehors des bénédictins, il y avait là une réunion d'érudits de premier ordre, parmi lesquels Du Cange et Baluze, d'Herbelot, le fondateur des études orientales en France, Cotelier, un fameux hébraïsant, Bignon, que Leibniz appelle dans ses lettres « l'illustre M. Bignon, Nicole, l'abbé Boileau, Fleury, Ménage, Pellisson, La Monnoye, et bien d'autres dont l'énumération serait trop longue. Le dimanche, après vêpres, les amis des bénédictins se rendaient à l'abbaye, et les discussions allaient leur train, discussions tout amicales du reste, tempérées par un commun amour de la science et de la vérité.

Non seulement Mabillon correspondait avec les érudits de la province, mais il recevait une foule de lettres de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Italie, et l'on a peine à concevoir comment il parvenait, au milieu de ses travaux, à répondre à tous ses amis. Mais il connaissait à merveille l'art de ne pas perdre une minute de son temps, et sans rien retrancher à ses recherches ni à ses dévotions, il se livrait à la causerie par lettres dans ce latin élégant dont on avait encore le secret à cette époque.

Ainsi les années s'écoulaient dans les joies de l'étude et d'une foi toujours grandissante, lorsque la réputation de Mabillon le désigna à l'attention du roi, qui le chargea à deux reprises différentes de lui acheter à l'étranger des livres et des manuscrits. Le bénédictin quitta sa cellule, non sans regret, mais il rêvait de recueillir des trésors sur sa route, et il partit, escorté de son fidèle ami dom Michel Germain. Il y a du charme et de la poésie dans ces voyages de savants au XVIIe siècle. Les routes laissaient alors fort à désirer, on allait beaucoup à cheval, beaucoup à pied. Le soir venu, on frappait à la porte de quelque monastère; lorsque Mabillon se nommait, c'étaient des cris de joie, des cris d'admiration pour l'illustre savant. A peine avait-il accompli ses devoirs religieux, il demandait le chemin de la bibliothèque et des archives du couvent. Et quelle fête de fouiller dans ces parchemins, de feuilleter ces manuscrits finement enluminés : on ne songeait alors ni aux dangers, ni aux fatigues de la route. Mabillon copiait d'une main alerte tous les documents qui lui semblaient présenter de l'intérêt.

« PreviousContinue »