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ordinaire. Je m'arrête et regarde curieusement, pendant cinq minutes, un opticien de la rue du Vieux-Colombier, qui, avec infiniment de calme, est en train de refaire sa montre; il range méthodiquement ses lorgnettes, ses lunettes, ses binocles et ses microscopes; sa femme lui donne des conseils; il sort de sa boutique pour voir l'effet, du dehors, sur le trottoir. Et l'incendie fait rage à cent mètres de là, et l'on entend distinctement des coups de canon du côté de la Bastille.

Dans cette course rapide à travers Paris, au milieu de ces ruines et de ces incendies, pendant que l'on se bat encore sur les hauteurs du Père-Lachaise, ce qui m'a certainement le plus étonné, c'est cette reprise immédiate de la vie dans cette grande fourmilière humaine. Derrière les troupes de Versailles victorieuses, la vie ressortait soudainement d'entre les pavés. ›

Cinq minutes plus tard, M. Halévy apercevait un spectacle autrement philosophique encore que celui de la rue du VieuxColombier: « J'ai vu, depuis dix mois, bien des choses extraordinaires, mais rien de plus étrange, de plus fantastique, que ce que j'ai vu là, tout à l'heure, de mes deux yeux.... Entre le pont Royal et le pont de la Concorde, des pêcheurs à la ligne - ils étaient douze, je les ai comptés étaient installés bien tranquillement, ne s'occupant en aucune manière de ce qui se passait au-dessus de leurs têtes.... et profitant de tous ces désastres pour pêcher en temps prohibé!»

Je m'arrête; on voudrait tout citer. Ce livre, qui n'est pas un livre, mais une collection de notes, est incroyable de vie. On voit, on entend; on croit y être. Et quelle finesse d'observation! Quel délicieux mélange d'émotion et d'ironie douce, de sensibilité et d'esprit ! Le succès a été éclatant dès le premier jour et il ne fera que grandir. Tout le monde lira ce petit volume.

- Trois quarts de siècle plus tôt. Paris sous la Terreur. Encore un livre qui n'est pas un livre, et qui fait bien voir, et qu'il faut lire en ce moment où Paris en fête a l'air tout gai et tout bon. Titre: Journal des prisons de mon père, de ma mère et des miennes, par Mme la duchesse de Duras, née Noailles (Plon et Nourrit). Ce titre, déjà trop long, ne dit pas tout, tant s'en faut. Le Journal est suivi de lettres, de pièces diverses, de relations de témoins oculaires, qui n'en sont pas la partie la moins intéressante.

D

Quand les prisons commencèrent à se rouvrir, après le 9 thermidor, bon nombre de détenus ne reçurent pas la nouvelle de leur libération avec la joie qu'on est disposé à se figurer. Selon l'expression de Mme de Duras, ils éprouvaient un dégoût pour toutes choses, semblable à celui qu'on a pour les médicaments. Leurs parents et leurs amis avaient été guillo tinés. Eux-mêmes avaient passé des mois à attendre l'appel du guichetier. Ils n'avaient plus d'entrain pour vivre. Et puis, que devenir, les femmes surtout? Leurs biens étaient confisqués. Personne à qui recourir, puisque tout le monde était dans la même situation. Lorsqu'on avait fait son déménagement de la prison, c'est-à-dire noué ses quelques hardes dans une serviette ou deux, et qu'on se trouvait dans la rue, on ne savait souvent où aller.

La duchesse de Duras fut mise en liberté le 19 octobre 1794. Son père et sa mère avaient été exécutés. Elle ignorait si son fils vivait encore; elle était sans ressources, et l'hiver était d'une rigueur extrême. Elle loua une chambre, où elle faisait elle-même son petit ménage, vêtue en servante ou peu s'en faut. Le problème consistait à ne pas mourir de faim. « La fin de l'hiver, écrit-elle, fut affreuse à passer, autant par la disette que par le froid. On ne pouvait pas se procurer de bois, de chandelle et surtout de pain. On nous en envoyait de trente ou quarante lieues. J'en portais dans ma poche quand je dînais dehors1, même chez Mme la duchesse d'Orléans, qui logeait rue de Charonne, près la barrière, au faubourg Saint-Antoine. Elle se vantait d'avoir une fermière qui lui envoyait un pain de quatre livres par semaine. Elle faisait une chère affreuse, ses plats étaient ce que l'on appelle vulgairement des culs-noirs. Un nain lui servait de contrôleur et de valet de chambre. Elle supportait très noblement sa misère, et en faisait des plaisanteries. »

Mme de Duras estimait que ces rudes leçons avaient eu leur utilité pour la noblesse. « La Révolution, dit-elle, nous a appris à connaître la misère, en nous la faisant éprouver par nous-mêmes. Deux fermiers de la terre de Mouchy... m'envoyèrent de la farine. Je crois qu'une cassette toute remplie d'or ne m'eût pas fait autant de plaisir.

1 Exactement comme pendant le siège de Paris en 1870-1871.

BIBL. UNIV. XLII.

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Il me reste bien peu de place pour la Renaissance de la poésie anglaise (1798-1889), de M. Gabriel Sarrazin (Perrin). M. Gabriel Sarrazin appartient à un groupe de jeunes écrivains qui reconnaissaient pour chef d'école Emile Hennequin, l'auteur de la Critique scientifique, et dont les tendances, les idées, les efforts sont dignes d'attention. Je me garderai pourtant d'aborder ce sujet dans une revue où écrit M. Edouard Rod, qui était l'ami d'Hennequin, et à qui ce titre donne une autorité particulière pour parler de sa doctrine et de ses disciples. Je dirai seulement, afin de permettre au lecteur de s'orienter, que le groupe en question me paraît avoir adopté une grande partie des idées de M. Taine, mais en les corrigeant et les tempérant.

M. Gabriel Sarrazin, par exemple, prend pour point de repère de ses études sur les poètes anglais ce qui lui semble être leur faculté psychique commune » : la « spontanéité de la vie intérieure, la spiritualité sincère et profonde. » Il croit à une progression continue dans le développement de la conscience, et que c'est là ce qui constitue la civilisation. Il aime l'idéalisme, et même le mysticisme. Il a lui-même l'âme jeune et généreuse, encore riche d'illusions, et la faculté d'admiration sans laquelle il n'est pas de critique féconde. Il fait aimer les écrivains dont il parle; c'est tout ce que le manque d'espace me permet d'en dire aujourd'hui, mais c'est assez, je pense, pour faire lire son livre.

Voici justement un autre volume sur la littérature anglaise, qui fait faire d'amusantes comparaisons. C'est la seconde série des Ecrivains modernes de l'Angleterre, de M. Emile Montégut (Hachette). On y trouve deux poètes, Elisabeth Browning et Tennyson. M. Montégut commence sa Mistress Browning par plusieurs pages d'excuses au public, de venir l'entretenir de poésie 1. Il sait parfaitement qu'il n'y a pas un lecteur sur cent qui s'intéresse aux vers et à ceux qui les font, et il s'efforce de mettre dedans les abonnés de sa revue, en leur persuadant qu'Aurora Leigh, le grand poème de Mistress Browning, ne les ennuiera pas trop. Il plaide les circonstances atténuantes avant d'occuper des gens sérieux, qui n'ont pas de temps à perdre, de poésie, et de poésie anglaise, qui plus est.

1 L'essai avait paru pour la première fois en 1857, dans une revue.

M. Gabriel Sarrazin s'attend à ce qu'ils l'en remercient. Sa critique est beaucoup plus jeune que ne l'était celle de M. Montégut à son âge.

Je ne puis qu'annoncer Edgar Quinet depuis l'exil, par Mme Edgar Quinet (Calmann Lévy), et Charles Darwin, par M. Henry de Varigny (Hachette). Le premier de ces volumes fait suite à Edgar Quinet avant l'exil, du même auteur, et complète la biographie de l'illustre écrivain. Le petit livre (206 pages) sur Darwin renferme un résumé clair et agréable de la vie et des travaux de ce grand homme.

Signalons en terminant un volume de M. J. Silvestre sur l'Empire d'Annam (Félix Alcan), plein de renseignements pratiques et destiné à rendre de grands services aux industriels et commerçants en relations d'affaires avec l'Annam.

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Mai et juin sont les mois les plus agréables à Londres. Les arbres des parcs se revêtent de leurs feuilles, et la verdure en paraît d'autant plus tendre qu'elle contraste avec le ton sombre de l'écorce. Les tulipes et les jacinthes de Park-Lane font l'ébahissement de nos cousins de la campagne, qui ne s'imaginent pas que Londres puisse les surpasser en fait d'horticulture. La ville est pleine en ce moment, à tel point que je n'y ai jamais vu une foule aussi compacte que celle qui se pressait l'autre jour au Parc, excepté dans certaines circonstances spéciales, telles que les réunions du club Four in hand (équipages à quatre chevaux), ou le passage de la reine. Ce jour-là n'était cependant pas un jour de fête, c'était simplement le premier dimanche beau et chaud de l'année aussi, dans les allées de

chaque côté de Rotten-Row, de Hyde-Park Corner à l'Albert Gate, la foule était aussi serrée que dans une salle de bal. La mode est actuellement de venir s'y promener le dimanche après les cultes du matin. Le soir, la « société » se réunit près de la statue d'Achille, et Rotten-Row est abandonné à la multitude. Les étrangers qui viennent à Londres ne manquent pas de noter parmi nos usages les plus curieux cette habitude que nous avons de nous réunir pour prendre l'air dans une ou deux allées à la mode, tandis que d'autres à côté restent relativement désertes. Par exemple, on ne voit que quelques rares personnes se promener près de la Serpentine, et encore ce sont celles qui veulent faire prendre un bain froid à leur chien, ou donner à manger aux canards, ou faire naviguer des yachts modèles. Et cependant, il est extrêmement amusant d'assister à ces diverses opérations, même quand on n'y prend pas soi-même une part active. Mais le beau monde, ou plutôt le monde très mélangé du Parc, est mené absolument par la mode. Il y a vingt ans, on avait l'habitude de fréquenter une autre allée, si bien qu'il devint nécessaire de l'élargir. Or, pendant qu'on y travaillait, le monde fashionable se porta vers une autre partie du parc, et il n'est jamais revenu à ses premières amours.

Nous attendons cette année un grand nombre d'Américains, en route pour Paris. Aussi bien la ligne Inman vientelle de lancer un nouveau steamer, la Ville de Paris, qui a déjà éclipsé tous les autres transatlantiques. C'est ce qui m'encourage à vous entretenir aujourd'hui d'affaires américaines.

L'ouvrage du professeur Bryce sur la République américaine a été accueilli d'emblée comme une œuvre classique en son genre. L'auteur était bien qualifié pour l'écrire. Encore très jeune il se distingua comme critique et comme historien en obtenant un prix à l'université d'Oxford, pour son Essai sur le saint empire romain, où il se montra supérieur à la grande masse des chroniqueurs et fit preuve de vues larges sur la philosophie de l'histoire. Ce livre est un des rares essais couronnés qui ont survécu. Il en est maintenant à sa huitième édition, revue et augmentée. M. Bryce a aussi voyagé en Amérique et dans l'Ancien-monde. Il a été, si je ne me trompe, le premier homme qui soit arrivé au sommet de l'Ararat sans l'arche. Le livre intéressant dans lequel il a raconté ses voyages

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