Page images
PDF
EPUB

CHRONIQUE PARISIENNE

A propos de l'Exposition. Les pessimistes. Explosion de succès. Les opinions de M. Renan : 1855 et 1889. Retour en arrière : les Notes et souvenirs de M. Ludovic Halévy. Second retour en arrière: le Journal d'une duchesse pendant la Terreur. Livres nouveaux.

De quoi parler, sinon de l'Exposition, qui fait en ce moment la préoccupation de tous les Parisiens? Nous sortirions du cadre de cette chronique si nous voulions la décrire en détail. Des articles spéciaux lui seront sans doute consacrés dans la Bibliothèque universelle. Nous n'avons ici qu'à constater l'impression produite, et, si l'on veut bien nous le permettre, y joindre quelques réflexions.

Avant tout c'est le succès qu'il faut noter, succès inattendu, subit, foudroyant. Jamais exposition n'avait été projetée dans des circonstances plus défavorables, en pleine crise industrielle, au milieu des bruits de guerre. De plus, l'exposition de 1878 n'avait réussi qu'à moitié. On l'avait trouvée un peu morose, à force de vouloir être sérieuse. Elle n'avait pas laissé un souvenir encourageant. La date de 1889 était en elle-même fàcheuse. Peut-être avait-on trop insisté sur la coïncidence de l'ouverture de l'exposition avec le centenaire des états-généraux. On avait paru vouloir en faire une fête commémorative de la Révolution française. C'était assez pour faire fermenter en France même un certain levain d'opposition. C'était surtout fournir à tous les états monarchiques, soit une raison sérieuse, soit un prétexte avidement saisi de s'abstenir d'y participer officiellement. Ainsi, à l'étranger, hostilité à peine déguisée; en France, indifférence apparente ou réserve un peu défiante. Peu à peu, cependant, des impressions plus favorables se sont produites. On a su que sur les paquebots de l'Atlantique toutes

les places étaient retenues d'avance par des Américains qui voulaient voir la tour Eiffel. Puis, à mesure que sortaient de terre les palais du Champ-de-Mars, on en racontait des merveilles. Dans les journées qui ont précédé l'ouverture, c'était un éblouissement. En quelques semaines l'opinion s'était complètement retournée. Paris s'était emballé, comme on dit dans la langue des théâtres, et l'on sait que d'ordinaire ses emballements sont contagieux.

L'exposition est vraiment très belle, très gaie et très séduisante d'aspect, très sérieuse au fond, très instructive et très suggestive. C'est une joie pour les yeux, on s'y sent enveloppé d'une atmosphère de fête, plus encore qu'en 1867. C'est ce qui manquait le plus en 1878. Quant à celle de 1855, ce n'était qu'un début, car elle n'avait été précédée que par celle de Londres en 1851.

Il n'est pas sans intérêt pourtant de rappeler la façon dont elle avait été accueillie. Le sentiment qui dominait était celui de l'étonnement, étonnement admiratif chez la plupart, mais mêlé de quelque dédain chez d'autres. Un assez grand nombre de personnes étaient un peu scandalisées de voir faire tant de bruit autour d'une exhibition de produits commerciaux. On affectait d'y voir un symptôme de l'abaissement de nos sociétés, de leur préoccupation exclusive des progrès purement matériels, de leur souci croissant du bien-être. M. Renan, alors dans le premier feu de sa ferveur idéaliste, dont il a un peu rabattu depuis, la comparait, et non pour lui donner l'avantage, à la foire d'Ocadh, rendez-vous commercial et congrès littéraire de l'Arabie avant Mahomet, aux jeux olympiques, au jubilé de Rome en l'an 1300, etc.

« Aux jeux antiques, disait-il, avec pèlerinages, avec tournois, avec jubilés ont succédé des comices industriels.... N'estil pas évident que le monde a perdu sa noblesse et qu'à ses hautes ambitions d'autrefois, qu'on appellera, si l'on veut, chimériques et barbares, ont succédé des soins plus humbles et plus positifs? Le prophète de notre âge, Fourier, avait prédit qu'un jour, au lieu de se rencontrer dans des batailles ou des conciles œcuméniques, les portions rivales de l'humanité se disputeraient l'excellence dans la confection des petits gàteaux. Sans doute, ce grand progrès n'est pas encore pleine

ment accompli, mais bien des pas ont été faits en ce sens : il y a quelques jours, les plus fortes têtes de l'Europe étaient occupées à décider quelle nation fabrique mieux la soie ou le

coton. »

Personne n'écrirait cela aujourd'hui. Est-ce parce que la maladie morale dont il accusait notre siècle s'est aggravée au point que nous n'en avons même plus conscience? Je ne le crois pas. C'est plutôt parce qu'on s'est habitué à voir dans les expositions internationales, non pas une simple exhibition de produits fabriqués, mais des résumés de l'activité humaine dans toutes ses branches, des inventaires, en quelque sorte, des progrès accomplis pendant une période de dix années. Ces inventaires deviennent de plus en plus complets; ils s'étendent à des ordres de recherches et de travaux de plus en plus variés, et l'exposition de 1889 témoigne d'une activité intellectuelle plus grande que la foire d'Ocadh elle-même, où l'Arabie antéislamique se réunissait pour écouter la lecture des sept Moallakat, » dont je n'entends pas d'ailleurs contester le mérite, par l'excellente raison que j'en ai une idée fort vague.

M. Renan lui-même s'est radouci. Il parle de cette chère exposition, il la bénit « puisqu'elle semble amener dans les choses humaines un peu de joie, d'oubli, de cordialité, de sympathie. Il l'aime comme le dernier sourire d'un monde finissant. Même en supposant que l'exposition de 1889 doive être la dernière occasion qu'auront les hommes de se réunir pour se livrer à la gaieté et s'amuser d'enfantillages, cette pensée mélancolique ne serait pas de nature à nous la rendre moins poétique et moins suggestive. »

Si désenchantée que soit sa sympathie, ce n'en est pas moins de la sympathie. Mais cette note attristée reste isolée. Ce qui domine dans l'impression générale, ce n'est pas l'inquiétude, mais le sentiment joyeux d'un grand effort accompli, et la confiance dans la puissance de l'énergie humaine.

Et ce n'est pas l'unique souci du confortable qui a été le mobile de tous ces efforts. On s'est amusé à faire montre de sa force pour le plaisir de la déployer, pour prouver qu'on était capable d'exécuter ce qui paraissait impossible. Aux yeux de ceux qui trouvent dégradante l'exclusive préoccupation de l'utile, la tour Eiffel a au moins le mérite d'être parfaitement

inutile, plus inutile même que les pyramides, construites pour mettre à l'abri des profanateurs les momies des pharaons. De même que l'individu éprouve une satisfaction naturelle à accroître la vigueur de ses muscles, de même la collectivité humaine aime à sentir se développer sa puissance sur la matière, à pouvoir faire aujourd'hui ce qu'elle ne pouvait faire hier. C'est une belle chose, à ce point de vue, que l'immense galerie des machines, où un corps d'armée pourrait bivouaquer tout entier sous une seule tente de fer et de verre. Ce n'est pas une simple satisfaction donnée à notre goût récent pour l'exotisme que l'exposition coloniale, avec son déploiement de costumes bizarres et de constructions pittoresques. C'est le signe palpable et le symbole de la mainmise de l'Europe civilisée sur le monde barbare, de cette conquête du globe qui apparaîtra sans doute à nos petits-neveux comme le fait dominant de l'histoire de notre siècle.

«

- Les Notes et souvenirs de M. Ludovic Halévy (Calman Lévy) nous reportent brusquement à dix-huit ans en arrière, à l'entrée des Versaillais à Paris. Le volume m'est arrivé le jour même de la fête du centenaire, au milieu de la légère griserie que produit toujours sur un vrai Parisien l'aspect de Paris en fête, de Paris joyeux et doux.... Car c'est chose extraordinaire à quel point la population parisienne a la bonne humeur facile. J'ai ouvert les Notes et Souvenirs et j'ai lu : • Versailles, neuf heures du matin. Convoi d'insurgés: ... Des femmes, des vieillards, des gamins de douze ans enfouis dans de grandes tuniques de la garde nationale qui leur battent les talons,... un bébé de huit à dix mois dans les bras de sa mère... Presque tous les prisonniers ont la tête nue. Derrière le convoi, une charrette, et, dans cette charrette, le cadavre d'un grand vieillard à longue barbe blanche. Près de ce cadavre tout raide et secoué par les cahots de la voiture, deux blessés. Dans cette même charrette, une femme garrottée; on dit qu'elle a tué un capitaine à coups de couteau. Très pâle, mais calme. Sa robe déchirée laisse voir l'épaule nue; ses cheveux pendent en désordre..

On amène ces malheureux devant un commissaire de police, M. Demarquay, qui les interroge, et l'on prend, en les écoutant, une profonde leçon d'histoire sur les causes des révolu

tions. Voici un garçon épicier de Versailles, arrêté au moment où il cherchait à se faufiler dans Paris. Il explique qu'il avait voulu s'engager dans la troupe, à Versailles, et qu'il y avait renoncé en apprenant qu'il serait envoyé au dépôt, à Limoges: C'était pas mon affaire, m'en aller à Limoges, puisque je voulais me battre.... Alors je me suis dit: Je vais aller m'engager à Paris.... Là, on me prendra tout de suite. »

M. Demarquay lui fait observer que ce qu'il dit est absurde: « On ne se bat pas indifféremment d'un côté ou de l'autre. Vous êtes pour ou contre la Commune. »

Moi, je ne suis pour ou contre rien du tout.... Ça m'est bien égal, tout ça. J'avais envie de me battre, voilà tout, ça m'ennuyait de végéter dans mon magasin, de ne pas être mêlé à l'histoire de mon pays.... Il y a plus de six mois qu'on vit à Versailles au milieu de la guerre et du canon. Ça m'a donné des idées de bataille. Qu'est-ce que vous voulez ? On a la tête un peu à l'envers dans des temps pareils, quand il se passe des événements historiques. Je ne voulais pas rester comme une bête à vendre du sucre et de la bougie, chez mon patron. Je voulais avoir fait quelque chose, avoir quelque chose à raconter plus tard. »

On fouille ce garçon épicier romantique. On trouve dans une de ses poches un petit calepin. M. Demarquay l'ouvre « Les Versaillais ne veulent pas de moi, et moi je veux me battre... Bataille!... Bataille !... Vive le son du canon! Je pars... je vais me battre pour la Commune. »

Combien en aurait-on trouvé, parmi les communards, qui n'étaient pour ou contre rien du tout, et qui se battaient pour se battre, ou pour avoir trente sous par jour.

Deux ou trois jours après, M. Ludovic Halévy obtient un laissez-passer pour circuler dans Paris encore en feu. C'était le 27 mai (1871). On ne se battait plus que du côté du PèreLachaise et de la Bastille. M. Halévy traverse le Pont-Neuf et tombe sur un vaste incendie au carrefour de la Croix-Rouge. « C'est un immense magasin de nouveautés qui flambe à grand feu depuis quarante-huit heures. Et, tout près de là, les magasins sont ouverts, les passants nombreux, actifs, remuants, affairés, ayant repris l'allure alerte du Parisien; les rues voisines ont retrouvé leur mouvement, leur caractère, leur allure

« PreviousContinue »