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et formant, le long du mur, deux rangées qui n'ont entre elles qu'un intervalle de 35 centimètres1. (Yanjoul, 1880.) On réussit ainsi à fourrer un nombre incroyable de personnes dans un espace extrêmement restreint. La commission sanitaire du département de Moscou cite un de ces dortoirs qui avait 640 de long sur 5m70 de large: il y couchait 96 personnes! Notez que la hauteur en atteint rarement 2 mètres. Aucun soin de propreté ; aucune ventilation; et le même local sert de cuisine et de lieux d'aisance! (Erismann.)

Ecoutez encore ce que dit M. Abramof sur les tuileries de l'arrondissement de Saint-Pétersbourg:

Chaque tuilerie possède des isbas dont les greniers servent à loger les ouvriers. Tout le long des murs sont rangées des couchettes couvertes de nattes crasseuses et sans oreillers. Parci par-là, on distingue une espèce de caisse qui a une vague ressemblance avec un lit : c'est le domaine de quelque raffiné. Dans certains cas, les ouvriers construisent de petits réduits où ils passent la nuit en famille et dans lesquels ils enferment leurs vêtements, mais si étroits qu'il y a à peine place pour deux hommes couchés. Les planchers, recouverts d'une couche d'argile de plusieurs pouces d'épaisseur, ne sont jamais balayés ni lavés. Ces greniers sont en général très sombres, sauf dans quelques rares isbas qui ont des lucarnes sur le toit. »

MM. Erismann et Pogogew décrivent certains logements pour lesquels ils n'ont trouvé d'autre nom que celui de chenil. Ce sont des habitations d'été, des caisses

1 On dit souvent que le peuple russe est sale, mais cela n'est pas juste. Il y a sans doute beaucoup d'ouvriers et de paysans trop pauvres pour posséder une chemise ou des chaussettes de rechange et forcés par les conditions de leur existence de ne pas se déshabiller la nuit et de remettre les mêmes habits après le bain; mais il ne faut pas oublier que tout Russe prend un bain régulièrement chaque semaine; le moindre moujik se croirait déshonoré et indigne d'assister à la messe du dimanche s'il avait pas pris son bain le samedi. Cela fait cinquante-deux bains par an; est-il bien sûr que les paysans et les ouvriers des pays occidentaux en prennent autant?

BIBL. UNIV. XLII.

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en bois des dimensions suivantes : 140 de long sur 105 de large et de haut. La porte n'a que 60 cm. de haut sur 45 de large, de sorte qu'on ne peut entrer qu'en rampant. Ces boites sont placées dans des corridors et servent de dortoirs. Il y loge deux ou trois ouvriers. De quoi faut-il le plus s'étonner, de la patience de ces pauvres gens ou de l'exigence des patrons?

Il existe enfin des fabriques qui n'ont aucun local pour loger les ouvriers; ceux-ci couchent dans les ateliers mêmes, n'importe où, sur les bancs, sur les métiers, sur les machines, et par terre, sans distinction d'âge ni de sexe. A ce propos, voici ce que dit le rapport de l'inspecteur sanitaire d'un des quartiers de Saint-Pétersbourg de la boulangerie Elisarow, une des plus achalandées de la ville:

« Seize des ouvriers sont logés dans le magasin même, derrière les armoires, dans un sombre réduit où il y a à peine place pour quatre personnes ; les autres couchent dans le fournil, dont le plancher est balayé tout au plus une fois par semaine. Au moment de l'inspection, les punaises se promenaient librement sur la table de pétrissage où l'on place les pains au sortir du four. »

Le propriétaire de l'établissement fut frappé de la plus forte amende, soit de 60 fr.; mais il s'en moqua et ne changea rien à ses habitudes.

Dans telle boulangerie de Moscou, après le travail de la journée, les ouvriers n'ont aucune place pour se reposer; ils dorment là où ils se trouvent, dans le fournil. Le magasin se fermant tous les soirs du côté de la rue et de la cour, ils doivent satisfaire à leurs besoins dans une auge qui se trouve à côté du pétrin.

(La suite prochainement.) ·

ALEX. HERZEN.

LE

CINQUANTE-UNIÈME CHAMOIS

DE BALTHAZAR COQUOZ

CONTE

Balthazar Coquoz était, à dix lieues à la ronde, la terreur du gros gibier. Il ne se passait guère de semaine, dans la saison, qu'il ne tuât son chamois. Quand il fut au cinquantième, il invita ses amis à venir boire un verre au cabaret du village et les grisa tous, lui compris, abominablement; on ne fête pas tous les jours son cinquantième chamois !

L'occasion et la politesse exigeaient qu'on bût au centième. Mais les vœux qu'on s'adresse le verre en main ne se réalisent pas toujours; sans cela, ce monde serait par trop agréable et nul n'en voudrait plus sortir, même pour aller en paradis. La fortune est malicieuse autant que fantasque, et il lui déplaît qu'on escompte ses faveurs; Napoléon périt pour avoir trop cru à son étoile. A partir de cette cérémonie jubilaire, Balthazar n'eut plus que du guignon.

En vain il partait, le matin, à l'heure où les gens vertueux craindraient de déranger l'aurore; il ne réussissait pas à tirer un seul chamois. Ce n'était pas qu'il n'en

vit souvent; mais, chaque fois qu'il relevait sa carabine, les voilà disparus avant même qu'il eût le temps de les coucher en joue. On eût dit qu'ils s'évanouissaient dans l'air.

Il avait bien raison, l'estimable philanthrope qui disait : « Mes amis, il n'est point d'amis. » Ceux de Balthazar ne cessaient de se moquer de lui, aussi bien que s'il ne les eût pas grisés de ses deniers. « A quand le centième ? » lui criait-on du plus loin qu'on le voyait. Le pauvre garçon n'osait plus se montrer.

Le soir, infailliblement bredouille, il se faisait petit pour rentrer au village et se glissait dans sa maison comme un voleur. Si du moins il y eût trouvé la paix, le joyeux accueil d'autrefois, quand il revenait ployant sous sa bête et qu'il ouvrait la porte d'un air triomphateur en criant: « Ça y est, le quarante et tant! » Mais non, sa femme, qui pendant la journée avait bêché le champ, apporté sur sa tête le bois de la forêt, et cuit la soupe pardessus le marché, le recevait avec un haussement d'épaules significatif. Bien plutôt elle aurait dû venir l'embrasser gentiment, lui prendre son fusil des mains pour l'accrocher au clou, essayer de le consoler par ces câlineries que les femmes ont toujours en réserve, probablement pour ne pas s'en être servies à l'occasion. Ah! oui. Un œil de reproche, des mouvements brusques, des paroles bourrues, et la soupe qui n'était pas prête, ou qui était froide, ou qui était trop salée! C'était à n'y plus tenir. Sans compter qu'un soir voilà le petit Balthazar, deuxième du nom, qui s'avance vers son papa en lui apportant dans le creux de la main une pincée de sel. C'était dans la naïveté de son âme : il s'était laissé dire qu'on prenait les petits oiseaux en leur en mettant sous la queue.

Cette nuit-là, le papa ne dormit guère. Ce n'était pas

le centième chamois qui le tourmentait le plus, c'était le cinquante et unième. Il voyait les quarante-neuf suivants enfilés à une gigantesque broche que le dit cinquante et unième faisait tourner d'une patte, en esquissant de l'autre un gracieux pied-de-nez.

Si Balthazar eût été sage, il aurait compris que ce rêve était un avertissement du ciel; mais l'esprit du siècle l'avait gagné, et de plus il était têtu comme un Allemand. Aussi se jura-t-il, le lendemain, de ne pas rentrer au village sans son cinquante et unième.

Il prit le chemin qui s'en va vers les hauteurs, traversa les pâturages, enclos de barrières, où sommeillaient encore les troupeux, couchés çà et là dans l'herbe. Puis il s'engagea dans les rochers, cherchant les lieux les plus abrupts, où il pensait avoir plus de chances de rencontrer son chamois. Le soleil allait se lever un vent froid lui soufflait au visage et lui glaçait les doigts sur le canon de sa carabine. Il n'en avançait pas moins posément, fouillant des yeux la montagne; mais rien ne se montrait.

Il connaissait les bons coins cependant, les pâturages en surplomb où l'on arrive par des couloirs vertigineux, par d'étroites corniches, fatales au chasseur quand l'animal, blessé seulement, se précipite pour fuir et l'entraîne avec lui dans l'abîme. Il cheminait justement depuis cinq minutes sur une de ces corniches, quand tout à coup, droit devant lui, qu'est-ce qu'il voit? Son cinquante et unième qui le regardait venir tout tranquillement, assis sur son derrière, un brin d'herbe aux dents. Il le reconnut tout de suite à son air goguenard, comme quelqu'un qui prépare un bon tour et se frotte les mains en disant : « Nous allons rire. >>

Tout autre que Balthazar eût compris qu'il y avait

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