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l'on applaudissait Minna de Barnhelm et plaisantait Gottsched; où les noms de Wieland, de Lessing, de Winckelmann étaient dans toutes les bouches. Il rencontrait des hommes mûrs et sérieux comme Morus, qui lui apprenaient à penser; des sceptiques comme Behrisch, qui lui apprenaient à perdre utilement son temps, à faire le tour des idées et à douter des hommes; des artistes comme Eser, qui lui apprenaient à philosopher sur les belles choses. Il fréquentait des familles mondaines et distinguées, comme la famille Breitkopf, où il découvrait le monde ; des femmes supérieures, comme Mme Boehme, dont le bienfaisant commerce achevait d'effacer en lui les dernières traces de l'enfant ; des jeunes filles qui lui plaisaient et auxquelles il cherchait à plaire; Annette enfin, qui lui faisait connaître les revirements des amours juvéniles, les joies délirantes et les folles douleurs, les abnégations passionnées, les égoïsmes étroits et les poignantes jalousies. Ces découvertes nouvelles, ces acquisitions de sentiments et d'idées, cette évolution qui tirait un homme de l'enfant gauche et habillé de costumes mal taillés, amené par le libraire Fleischer au moment de la foire, tout cela pouvait-il se produire sans confusion, sans conflit intime?

Ce conflit aboutit à une crise de santé, qu'expliquerait suffisamment l'intensité de la vie intellectuelle et sentimentale de Goethe, mais que hâtèrent sans doute des excentricités et des irrégularités de régime. De même que l'esprit de l'étudiant souffrait de tout l'inconnu qui venait s'y résorber, son corps souffrait d'une nourriture inaccoutumée et de l'hygiène qu'il voulait s'imposer la lourde bière de Mersebourg lui « offusquait le cerveau ; » le café, qu'il prenait imprudemment au lait après ses repas, ralentissait sa digestion. Son hu

meur, stimulée par les forces vives de la jeunesse, passait d'une gaieté excessive à un chagrin mélancolique. De plus, appliquant maladroitement les théories de Rousseau, alors fort à la mode, sur l'éducation, il abusait des bains froids et se condamnait à coucher à la dure et peu couvert. Un matin, il se réveilla avec une violente hémorragie et fut plusieurs jours entre la vie et la mort. Pendant sa convalescence, des amis vinrent le voir, remuèrent de nouveau avec lui les idées qui avaient certainement contribué à le rendre malade : Horn, Breitkopf, le docteur Hermann, que Schlosser lui avait fait connaître, d'autres encore, vinrent lui tenir compagnie dans sa chambre ou l'accompagner dans ses premières sorties; un surtout, Langer, qui avait succédé à Behrisch comme précepteur du jeune comte de Lindenau, était son interlocuteur préféré ; ensemble ils discutaient les plus graves questions, surtout les questions religieuses, qui allaient, après le retour à Francfort, exercer une si forte influence sur le développement de Goethe. Ces discussions, qui le troublaient avant sa maladie, il pouvait maintenant les suivre avec calme et sans fatigue: « Après cette crise de la nature, dit-il en parlant de sa convalescence, il me sembla que j'étais un autre homme; dès longtemps je ne m'étais trouvé une aussi grande sérénité d'esprit. » Pourtant, ce ne fut pas en aussi bonne disposition qu'il quitta Leipzig, en septembre 1768, et prit le chemin du retour. De vagues appréhensions le hantaient il songeait aux projets et aux espérances de son départ, qu'il ne croyait pas avoir réalisés, et se sentait « fort abattu de revenir en quelque sorte comme un naufragé. » Sans doute, il pensait aussi que son père ne le comprendrait guère et ne manquerait pas de blâmer une transformation dont il

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n'avait pu suivre les phases et dont il n'apprécierait pas justement la signification. Les choses se passèrent mieux qu'il ne l'espérait sa vivacité, que la maladie avait excitée, qu'exaltèrent encore les émotions du retour, sa mauvaise mine, l'abcès au cou dont il souffrait encore, inquiétèrent sa famille, et, si l'on fut étonné de ce qu'il était devenu, on ne le montra pas, par crainte de troubler le repos d'esprit et de corps dont il avait besoin. La longue crise qu'il venait de traverser put ainsi s'apaiser peu à peu, et le séjour de dix-huit mois qu'il fit dans la maison paternelle, en lui permettant de s'assimiler à loisir et sans s'en douter les idées et les sentiments qu'il rapportait de Leipzig, le prépara à entrer, l'esprit libre et la santé restaurée, dans une nouvelle phase de sa vie.

EDOUARD ROD.

LES OUVRIERS EN RUSSIE

I

Nous sommes en Europe à la veille d'un mouvement de la plus haute importance, digne assurément de prendre place à côté de la protection internationale des blessés, et dont l'initiative appartient cette fois encore à la Suisse, cette bonne petite oasis de bon sens et de bon cœur, où les différences de race, de langue, de religion, et même d'opinions politiques, s'effacent, se confondent et disparaissent devant tout ce qui est purement et simplement humain.

Le conseil fédéral, d'après le vœu des chambres, vient en effet d'inviter les puissances européennes à prendre part à une conférence ayant pour but de s'entendre sur la manière dont on pourrait régler les conditions normales du travail au moyen d'une législation internationale. Le moment est donc favorable pour que quiconque s'intéresse à la Russie s'efforce, selon ses moyens, d'y provoquer un élan généreux, semblable à celui qui

aboutit, il y a vingt-huit ans, à l'émancipation des serfs. La classe ouvrière est, il est vrai, beaucoup moins nombreuse en Russie que dans l'Europe occidentale; mais elle y est, en revanche, beaucoup plus malheureuse ; des mesures sérieuses, énergiques et efficaces sont urgentes.

Mais, dira-t-on, ces mesures ont été prises: le gouvernement impérial a émis, dans ces dernières années, plusieurs décrets qui dénotent de sa part la plus grande sollicitude pour les classes pauvres. Sans doute; seulement, dans la plupart des cas, ils sont restés sur le papier, et n'ont que fort peu, souvent point du tout, modifié la situation des ouvriers, qui est aujourd'hui à peu près ce qu'elle était il y a dix ans, vingt ans, trente ans... L'immense extension du territoire; l'insouciance et l'égoïsme des patrons; l'indifférence coupable du public; l'apathie et l'ignorance des masses, dont 75% ne savent ni lire, ni écrire, rendues craintives et abruties qu'elles sont par la misère, par l'excès de travail, par une alimentation insuffisante, et souvent par l'alcoolisme; l'impossibilité d'un contrôle sérieux de la part du gouvernement, due en grande partie au manque de liberté de la presse, qui l'empêche de dévoiler les abus des fonctionnaires; l'irresponsabilité de ceux-ci, qui ne sont justiciables que de leurs chefs; enfin, l'éternel fléau de l'administration russe, la concussion, proportionnelle au rang du titulaire : telles sont les causes de ces échecs.

Voici deux exemples qui en feront foi:

Un décret de 1865 prescrit que toutes les fabriques et usines doivent avoir des escaliers en pierre, en fonte ou en fer; tout bâtiment de plus d'un étage et de 25 mètres de longueur doit être muni de deux escaliers.

BIBL. UNIV. XLII.

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