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PARMI LES HÉRONS

ET LES ALLIGATORS

Je n'ai point la prétention de décrire ici toute la Floride j'essaierai simplement de dépeindre ce qu'on aperçoit çà et là sur la côte occidentale de cette grande péninsule que baignent d'un côté les lames houleuses de l'Atlantique et de l'autre les eaux bleues du golfe du Mexique.

Le monde est aujourd'hui si blasé, si avide de sensations morbides et même parfois de chinoiseries intellectuelles, que je ne m'aventure pas sans hésitation à parler d'un pays qui n'est guère après tout qu'une vaste solitude d'autant plus que, n'étant pas naturaliste, je me sens incapable d'émailler ces souvenirs de doctes mots latins au profit de la science.

J'ai souvent parcouru la Floride, non comme botaniste ni comme zoologiste, mais en simple flâneur, quelque peu enclin à barbouiller des couleurs et quelque peu chasseur, et je reconnais humblement que la flore et la faune de cette étrange presqu'ile ont toujours eu pour moi un singulier attrait. Je ne crois pas qu'il existe

ailleurs des déserts à la fois plus sauvages et plus animés, sauf peut-être en Afrique par le temps qui court nos mœurs sont si banales, nos coutumes ont si peu de caractère et de couleur locale, que j'avoue sans honte avoir trouvé mille choses intéressantes dans ces solitudes semi-tropicales.

Ce pays-là ne ressemble à aucun autre. Une hausse de deux ou trois mètres du niveau de l'Océan l'engloutirait en entier, et de toute cette péninsule, grande comme la botte de l'Italie, rien n'émergerait des eaux que la cime de ses grands pins. Puis, dans ces vastes marais, dans ces interminables forêts, dans ces eaux tièdes et poissonneuses, grouille et s'agite un monde tout nouveau: on se dirait parfois transporté, en contemplant la vie qui anime ces régions sauvages, à cette mystérieuse époque où l'Europe, encore inhabitée par l'homme,' voyait le soleil se lever sur d'immenses marécages peuplés uniquement de grands échassiers, de reptiles et d'animaux étranges.

Le nord de la Floride et sa côte orientale, celle que baigne l'Atlantique, tendent de plus en plus à devenir en hiver un séjour à la mode parmi les Américains en quête de soleil et de verdure. Là déjà, comme ailleurs, à Nice ou en Egypte, le touriste moderne a fait son apparition le sifflet des steamers retentit sur les belles eaux du fleuve Saint-John, et le même sommelier que vous croyez avoir vu à Chicago, à Londres ou à Yokohama, vous accueille sur le seuil de son hôtel avec cette éternelle courtoisie qui caractérise les gens de sa profession de l'extrême orient à l'extrême occident.

Il n'en est guère de même de la côte occidentale : aussi est-ce vers celle-ci que deux journalistes de mes amis et moi tournâmes nos pas en 1884.

L'un d'eux était mon ami Barnet, un des rédacteurs du Times de New-York; l'autre se nommait William. Nous avions quitté New-York par un temps affreux, en plein mois de janvier. Le thermomètre était tombé à huit degrés Fahrenheit sous zéro, et ces messieurs, s'en remettant à ma connaissance assez détaillée du pays, que j'avais déjà visité, m'avaient offert de m'accompagner dans cette expédition.

Nous voulions explorer plus de sept cents kilomètres de côtes qui, grâce à leur isolement et à leur accès difficile, sont très imparfaitement connues, surtout du public fashionable. J'avais proposé à mes amis de nous embarquer à Cedar Keys, un petit port de Floride sur le golfe du Mexique, et j'y avais retenu par télégraphe une goëlette de dix-huit tonneaux, le Wallowy, montée par trois hommes d'équipe. L'un devait fonctionner comme capitaine, un autre comme cuisinier; il n'en restait donc qu'un pour cumuler les différentes fonctions de second, de contremaître et de matelot.

Connaissant le caractère du pays où nous allions, j'avais surveillé de mon mieux les préparatifs de notre entreprise. Il ne s'agissait pas en effet de voguer sur des eaux fréquentées ni de naviguer comme des yachtmen amateurs, mais bien de nous plonger en pleine nature vierge. Et c'est là, je crois, ce qui avait attiré mes amis, tout grands journalistes qu'ils étaient. En cette occurrence, mon ami Barnet avait encore exagéré les précautions dont il était coutumier, car les ressources de sa pharmacie (dont nous n'eûmes heureusement pas à faire usage) eussent suffi aux besoins d'un hôpital. Et, comme il aimait la pêche, le nombre des hameçons qu'il emportait se trouva être immense : il y en avait de tous les genres, de longs et de moyens, de minces et de

gros, des hameçons pour le requin, formidables comme le croc d'une hallebarde, et des hameçons pour la perche ou le rouget des tropiques. Quant à William, qui avait assumé la responsabilité du département des poudres et munitions, il pécha comme toujours par excès d'emplettes.

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Une simple étincelle ! lui dis-je en partant, et notre goëlette volera en atomes...

Dame! répliqua-t-il en hochant la tête, la Floride est la patrie du canard... et des alligators... Et d'ailleurs, nous allons vivre de gibier!

Nos caisses furent enfin prêtes. Deux jours et deux nuits de chemin de fer!... et nous nous réveillâmes un beau matin en Floride, dans notre wagon-lit.

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Il était cinq heures : nous devions arriver à Cedar Keys à midi. L'aurore aux doigts de rose, elle méritait vraiment cette antique épithète ce matin-là, colorait quelques jolis petits nuages qui flottaient dans l'azur du ciel. Nous étions en hiver, mais les oiseaux gazouillaient dans les forêts vierges et désertes que traversait la voie ferrée. Partout apparaissaient de grands pins à aiguilles, aux troncs roses et violacés, dénués de branches jusqu'à leurs cimes, sous lesquels s'étendait un tapis vert de palmettos dont les feuilles en éventail couvraient le sol de la forêt.

La Floride, dont la superficie surpasse celle de l'Angleterre, est, nous l'avons dit, un pays fort étrange. Pas une colline, pas une éminence dans toute la péninsule ! D'interminables forêts de pins croissant dans la lande sablonneuse, puis çà et là de grands marais sur lesquels se promènent d'un air grave des compagnies d'ibis et

1 Chamaerops excelsa et Chamaerops humilis. ricain qui sert à désigner cette plante.

Palmetto est le mot amé

de grands hérons blancs,... tel est le paysage le long du chemin de fer qui conduit à Cedar Keys: là où le sol n'est pas de sable, le marécage commence. Une foule de petites tortues se chauffaient au soleil près des flaques d'eau, sur les vieux troncs d'arbres pourris qui jonchent les deux côtés de la voie. Nous entrions peu à peu dans cette région où l'homme disparaît, où son règne s'arrête, où la nature a conservé tous ses droits et sa parure sauvage. Elles sont rares aujourd'hui, ces contrées où vous pouvez encore observer la création dans toute sa simplicité farouche, où vous la retrouvez avec son caractère primitif, où l'influence de l'homme ne s'est jamais fait sentir, et où son absence laisse libre cours à la faune et à la flore indigènes. J'ai dit tout à l'heure que la péninsule floridienne était un vaste désert animé en effet, si elles sont en grande partie inhabitables pour des êtres humains, ces grandes solitudes qui se perdent au loin dans la longue ligne de l'horizon n'en regorgent pas moins de vie. Le lecteur, qui ne connaît peut-être d'autres paysages que ceux de l'Europe, où depuis plus de vingt siècles les hommes piochent, labourent, chassent, pêchent, taillent, détruisent et construisent, ne peut guère se faire une idée exacte de l'impression que produit la vue d'une contrée où tout croit, vit, prospère et meurt sans la coopération ou l'intervention d'un seul d'entre eux. De pareilles contrées n'existent plus en Europe depuis l'époque préhistorique, et elles deviennent rares même en Amérique.

Je crains que bien des gens, habitués de père en fils aux paysages de l'ancien monde, ne comprennent qu'imparfaitement la sensation vague et indéfinissable qu'on éprouve dans ces régions. Je l'avoue, de pareilles con

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