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Quittant enfin cette étrange vallée de lacs, la route pénètre dans un défilé étroit bordé de grands sapins; je retrouve l'aspect familier du Jura. Il m'est cher, quoi qu'on en puisse dire. Les sapins sont monotones, mais le soleil prête à leurs feuillages des tons veloutés et caressants, et leur sous-bois est si joli, avec ses mousses, ses fourrés, ses clématites, surtout quand, chose trop rare, un petit ruisseau y babille!

La route débouche dans la vallée de la Laime, rivière assez large, qu'on franchit à Pont de la Chaux. Voilà une scierie, avec ses amas de billes, une auberge, une ligne de chemin de fer en construction (elle va de Chamgnole à Saint-Laurent). Du coup, je retombe en pleine civilisation; mais j'ai la sensation que je reviens de très loin. Devant ce lac de la Motte et ses étranges environs, j'ai vraiment cru vivre il y a mille ans.

Un pays ondulé, assez gracieux, forme partage entre la Laime et la Saine, qui se réunissent plus bas pour tomber dans l'Ain. On traverse quelques villages prospères, puis on redescend à travers bois jusqu'aux Planches-en-Montagne. C'est un des points les plus pittoresques du Jura. Partout des collines arrondies, d'un vert gai, avec quelques affleurements de roches; une butte, au sommet de laquelle est perchée une grande construction, inhabitée aujourd'hui, semble un cône volcanique et me rappelle les paysages du Mont-Dore, en Auvergne. La Saine, qui traverse le village, y forme deux grandes chutes, dont la première fait tourner les roues d'une scierie et dont l'autre se perd sous les arbres dans un profond défilé, l'Angouette, ou Langouette, qui ne se termine qu'à plus d'un kilomètre d'ici. Cette gorge profonde est inaccessible: aucun espace entre l'eau bouillonnante et le pied des rochers. On me dit que des pêcheurs s'y

font descendre parfois, suspendus à des cordes. J'entrevois à peine l'ouverture de l'abîme, d'une corniche qui surplombe la seconde cascade. La fissure est d'ailleurs si étroite que, vues de loin, les prairies semblent se continuer sans interruption; on ne devine la rivière qu'à son grondement sourd.

Le bruit des eaux résonne partout, dans ce pays tourmenté. De la route qui conduit à Foncine, en longeant les gorges de la Saine, on est émerveillé de voir encore deux cascades l'une, léger filet, qui se balance dans le lointain, suspendu aux rochers, c'est le saut de la Pisse; l'autre, large torrent, qui bondit en face de vous, le long d'escarpements boisés, coupés de pans de roches où l'eau s'abîme, d'une seule coulée; la hauteur totale atteint cent mètres. Cette merveilleuse chute s'appelle dans les Guides le Saut du Bief du Bouchon. Je constate que ce nom est inconnu dans le pays.

Cette richesse de verdure claire et d'eaux vives, les formes bizarres de ces monts, dans ce fond de vallée qui semble hermétiquement clos, sont d'un effet bien imprévu. C'est un Jura animé, bruyant, une sorte de petit Gavarnie. Je regrette de n'y passer que deux heures fugitives.

Je pars avec un villageois, à la fois causeur et méfiant, et nous passons à Foncine-le-Bas, puis, tournant avec la Saine une montagne dénudée, nous voici bientôt à Foncine-le-Haut. Ce sont deux villages florissants, qu'enrichissent les fromages et un peu d'horlogerie. Le second surtout a un air presque citadin.

J'y prends congé de mon compagnon, et me voilà gravissant, d'un pied qui commence à traîner, le faite qui me sépare du bassin du Doubs. Une crête rocheuse et blanche en marque le point culminant. Puis une large

vallée s'ouvre, que parcourt le ruisseau du Bief, un petit affluent du Doubs; elle a tout l'aspect de nos hautes vallées, coteaux de sapins, fond de prairies humides, maisons éparses, villages bien bâtis; au fait, je suis presque en Suisse. Les ombres du soir donnent au paysage une douce mélancolie.

Encore un coup de collier, et me voilà à Mouthe. Le pays est austère; je me rappelle que c'est sur ce triste horizon que Jouffroy a ouvert les yeux. Le village est, en revanche, aimable et animé. Je sens déjà toutes les gaietés de l'arrivée ; des lettres m'attendent à la poste, la bienvenue me sourit à l'auberge, et je hume les parfums d'un bon repas.

Mais le devoir de touriste avant tout. Je me suis promis de visiter la source du Doubs, de l'autre côté de la vallée. La nuit va tomber, je suis rompu, il n'importe. Et je ne regrette pas ma petite excursion. Les eaux sont abondantes, elles jaillissent de toutes parts des fentes du rocher, pour grossir la fontaine principale, qui sort d'une jolie grotte encadrée de sapins. Je suis heureux d'avoir vu la tête d'une rivière que j'ai déjà explorée sur presque tout son cours, et qui est aimée de tout Neuchâtelois.

Diner copieux, sommeil réparateur. Le lendemain il pleut à verse. Tout Mouthe se promène en parapluies. Il me faut renoncer à mon retour par Saint-Point, où j'ai assigné un rendez-vous à de chers amis, qui ne se dérangeront certainement pas. Je ne verrai donc pas cet été le joli petit lac qui m'a déjà laissé de si agréables souvenirs. Une voiture me convoie à la station des Hôpitaux, et c'est par un des jours les plus ruisselants de l'année 1888 que j'effectue mon retour au pays, après cette courte fugue franc-comtoise.

Cette fugue, on me trouvera un peu naïf de l'avoir racontée. Soit. Je vois pas mal de personnes en France et en Suisse; je n'en connais qu'une, à part moi, qui ait visité ces pays-là en touriste. Mais le monde est vaste, l'expérience est courte. Je risque fort que des lecteurs s'écrient, en éclatant de rire : « Il nous la baille bonne, avec ses découvertes. » Il est certain que je serais plus fier d'être allé au lac Tchad; malheureusement, le voyage est coûteux, et puis le retour est moins facile.

J'attends une autre objection: « Vous ne nous avez rien montré de fort pittoresque. En France même, dix provinces au moins sont plus intéressantes que celle-là.» J'en conviens sans peine. Mais celle-là avait pour moi l'attrait de l'inconnu; quelques petits voyages me l'ont rendue chère, et je compte bien la parcourir tout entière. Les voyages y ont le charme délicat de ces choses anciennes, l'imprévu, la simplicité, j'ajoute le bon marché, toutes ces choses qu'un grand poète, Alfred de Vigny, déplorait de voir se perdre :

On n'entendra jamais piaffer sur une route

Le pied vif du cheval sur les pavés en feu.

Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute,
Le rire du passant, les retards de l'essieu,
Les détours imprévus des pentes variées,
Un ami rencontré, les heures oubliées,

L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu...

Si je décide quelque ami inconnu à suivre mes traces, j'ose compter qu'il m'en sera reconnaissant. Mais je lui conseille de ne pas m'imiter jusqu'au bout, et de trouver un compagnon, car c'est un triste pis-aller que de voyager seul, et, comme les bons contes sont les plus courts, je me promets bien de retourner dans ce pays, mais je m'engage à ne plus rien en raconter.

HENRI JACOTTET.

LA

JEUNESSE DE GOETHE

SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE1

GOETHE A LEIPZIG

IV

J'ai essayé, dans les pages qui précèdent1, de montrer les influences dont l'ensemble complexe et presque hétérogène forma l'atmosphère intellectuelle de Goethe pendant son séjour à Leipzig. Mais, chez cet être merveilleusement équilibré, les facultés se développent dès l'origine toutes ensemble et parallèlement, sans qu'aucune d'elles prenne une avance dangereuse. Pour le connaître entier, il nous faut donc le voir même dans sa vie intime, dans ses relations avec ses camarades, dans sa manière d'être, et jusque dans ses amours d'étudiant.

Goethe était arrivé à Leipzig en vrai provincial, avec le dur accent de Francfort, des manières qui ne ressemblaient point à celles de la belle société, et surtout de fâcheux costumes, en excellentes étoffes sans doute, mais taillés par un domestique de la maison paternelle sur un patron fort démodé : la garde-robe fut bientôt 1 Pour la première partie, voir la livraison de mai.

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