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decins modernes pour les viandes rôties et saignantes n'est pas toujours très bien justifiée. La mode en est venue d'Angleterre. Plus une viande est saignante, plus ou la proclame nutritive. Cela est vrai d'une certaine façon, mais d'un autre côté on sait que la chair de certains animaux peut être le véhicule qui apporte dans notre tube digestif le microbe de certaines maladies. Il y a une vingtaine d'années que des lards et jambons d'Amérique apportèrent en Europe une affection qui se développa chez les Allemands et qui laissa les Français indemnes. A cette époque, les médecins firent remarquer que cette différence provenait de ce que les Français font bouillir très longtemps la viande de porc salé, tandis que les Allemands la mangent souvent simplement frite, et que, pour cuire une viande à la poêle, sur le gril ou à la broche, il suffit de lui faire subir en moyenne 70 degrés de chaleur, tandis qu'il en faut 100 pour l'ébullition de l'eau. Or, dans un pot-au-feu, qui doit bouillir au moins 6 ou 7 heures, toutes les parties de la viande ont longtemps subi les 100 degrés qui sont nécessaires à la destruction de certains germes, tandis que le milieu d'un rôti, d'un beefsteak ou d'une côtelette n'en a quelquefois pas même subi 50.

Indépendamment de cet inconvénient, la viande peu cuite n'a presque pas de goût (la viande crue n'en a pas du tout) et elle n'accommode pas agréablement les légumes. Nos pères avaient donc bien raison quand ils faisaient figurer sur leurs tables ce qu'ils appelaient « des potages de santé, » c'est-à-dire du boeuf, de la volaille et des végétaux, bouillis ensemble pendant plusieurs heures (à cet égard, ils tombaient dans l'excès, car ils faisaient bouillir leurs potages pendant dix ou douze heures), et servis également ensemble, non dans une soupière, mais

dans un plat creux, sur des tranches de pain. C'est à peu près l'olla des Espagnols. On n'imagine pas la quantité qu'ils mangeaient de ce salutaire mélange. Le pot-au-feu français en est un souvenir incomplet; du moins conservons-le.

Sir Henry Thompson insiste beaucoup sur les avantages que peut offrir, au double point de vue de l'hygiène et de l'économie, une consommation plus grande de poisson de mer. Nous ignorons les conditions de la pêche maritime, et ne pouvons par conséquent le suivre sur ce terrain. Mais il est certain que la chair de poisson est très bien adaptée aux besoins de ces gens sédentaires et de ces travailleurs intellectuels dont nous parlions tout à l'heure. Sir Henry se plaint de ce qu'on n'ait pas coutume d'utiliser pour l'alimentation toutes les espèces, à peu d'exceptions près, de poissons de mer. Il en cite plusieurs que l'on pourrait manger et que l'on ne mange pas. Il doit avoir raison, car le nombre des espèces vénéneuses n'est pas très grand. Hors celles-là, toutes les autres, si dure qu'en soit la chair, pourraient, l'habitude aidant, être mises en consommation.

La cuisine française a cette grande supériorité sur la cuisine anglaise, qu'elle comprend l'art d'apprêter les légumes et d'en rehausser le goût, de façon à ce qu'ils puissent être mangés avec beaucoup de pain. Les légumes cuits à l'eau de sel, et servis sans assaisonnement, conservent mieux, il est vrai, le parfum propre de chaque espèce, mais ils ne peuvent faire, comme on dit, « un plat. » En France, on faisait autrefois beaucoup de plats de légumes; on en sert encore sur les tables frugales, et nous demandons que l'on en serve de plus en plus sur les tables luxueuses. Non de ces plats de légumes « au jus » ou « à la moelle, » qui ne sont encore qu'un pré

texte à sauces concentrées, mais de ces bons, volumineux et véritables plats de légumes « au maigre, » de la préparation desquels le beurre, le lait, les œufs quelquefois, et l'eau font tous les frais; de ces plats, non pas qui accompagnent mais qui remplacent les autres, et que l'on mange avec du pain.

C'est une bien fâcheuse mode que celle de ne point manger de pain, un « genre » fertile en conséquences funestes. Quand on mange peu ou point de pain, on mange sous un trop petit volume, ou bien l'on mange trop. Cet inconvénient n'est pas le seul; le pire, c'est que le sens gustatif s'émousse par la trop haute saveur des mets, et que l'on ne perçoit plus qu'imparfaitement cette saveur. On cherche alors à l'augmenter, l'augmenter encore, l'augmenter toujours. On condense, on épice, on aromatise les sauces. L'homme qui ne mange point de pain est comme celui qui ne boit point d'eau : du vin léger le satisfait d'abord, puis il lui en faut de plus alcoolique, et peu à peu il en arrive à ne goûter plus que l'eaude-vie. C'est un mal pour la santé, sans doute; mais n'est-ce pas aussi une diminution de la jouissance innocente que la nature a attachée à l'acte de manger et de boire? Un paysan de l'Orléanais, qui mange gros comme une noisette de son fromage d'Olivet non fermenté, avec gros comme les deux poings de pain, perçoit parfaitement et délicatement le goût de ce fromage; un homme habituellement nourri à la manière des riches ne le percevrait pas. Et ceci nous amène, par un détour, au point de vue ascétique. Est-il sûr que l'ascétisme comporte une perte de jouissances? N'est-ce pas, au contraire, une voie plus sûre que toute autre pour accroître la faculté de jouir? C'était du moins l'avis de Socrate quand il frottait sa jambe endolorie par les chaînes.

En résumé, nous espérons qu'une réaction se produira contre la passion croissante de la nourriture animale, passion que les médecins ont trop favorisée depuis cinquante ans. L'idée de faire digérer à sa place la vache, le bœuf ou le mouton et de manger, soi, le muscle, produit de cette digestion, n'est pas une idée toujours et absolument juste. C'est comme si, pour épargner encore plus le travail à son appareil digestif, on prenait l'habitude d'ajouter à ses aliments une proportion de pepsine suffisante pour que ces aliments se chylifient d'eux-mêmes; ou bien comme si l'on se plaisait à marcher avec des béquilles pour ne pas faire travailler ses jambes. La sagesse dit assez qu'il faut respecter l'ordre naturel des choses; et que, puisque la nature ne nous a donné que quatre dents de carnivores contre vingt-huit de frugivores et d'herbivores, il nous faut manger beaucoup plus de fruits, de pain et de légumes que de viande. C'est aux riches, aux travailleurs intellectuels que ce conseil s'adresse. Leur nombre tend à s'accroître tous les jours, et ils deviendront la majorité. Non que les grandes fortunes doivent se multiplier et s'accroitre toujours, mais bien les moyennes fortunes; non que le nombre des « génies » devienne plus grand, mais bien celui des << intelligences; » non que la science doive dispenser l'homme de travailler, mais parce qu'elle le conduira à travailler beaucoup plus avec son cerveau qu'avec ses bras. Dès à présent, faisons comme Dioclétien: plantons des choux et des laitues.

A. DE VERDILHAC.

NOTES DE VOYAGE EN FRANCE

LE JURA FRANÇAIS

I

Rien n'est moins facile à notre époque que de faire des voyages de découvertes. Sans être malheureusement un grand voyageur, j'ai un peu couru au nord et au midi, et je n'ai jamais eu l'occasion de rien raconter. Tant d'autres avaient vu et mieux vu! Me pardonnera-t-on mes prétentions d'aujourd'hui ? J'en suis à croire que j'ai fait des découvertes aux portes de la Suisse, dans le Jura français, car je n'y ai trouvé les traces des pas d'aucun touriste. Qui songe en effet à y voyager? Ces pauvres Francs-Comtois savent depuis longtemps que notre voisinage a tué leur pays dans l'estime du monde. Ils n'attendent pas qu'à la belle saison les Suisses tournent le dos, pour venir les voir, à leurs grandes montagnes blanches, moins encore que nos hôtes anglais de chaque été leur donnent autre chose qu'un regard distrait entre deux sommes, du wagon qui les emporte, au petit jour, vers nos lacs.

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