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L'hiver 1888-1889 aura été pour le monde parisien l'hiver de la pantomime. La comédie de salon faisait fureur depuis plusieurs années. Elle avait beaucoup grandi depuis les modestes proverbes que des fournisseurs spéciaux écrivaient jadis pour les acteurs de société. On joue aujourd'hui dans les salons les grandes pièces du répertoire, voire l'opéra-comique, ni plus ni moins que chez la reine Marie-Antoinette ou chez Mme de Pompadour. On a des choeurs. On a des jeunes premiers qui seront demain députés et aspirants ministres. On a des ingénues et de grandes coquettes; avec un peu plus de peine toutefois; les maris ont généralement des objections à ce que leurs femmes remportent ce genre de succès. On a même de petits ballets, où des jeunes filles très bien élevées dansent gravement le menuet et la pavane.

On a eu de plus, cet hiver, la pantomime.

Je n'ai pas vu Debureau ni Paul Legrand, les rois des Pierrots, qui excitaient, dit-on, le rire et les larmes à volonté. Je le crois, puisque de très honnêtes gens me l'ont assuré, mais il faut convenir, dans ce cas, que les héritiers de leur art sont bien dégénérés. Ils ne donnent pas la moindre envie de pleurer et fort peu l'envie de rire. L'un d'eux colporte dans les salons une pièce appelée Le Papillon, qui n'est pas signée de moins de trois noms. Ils se sont mis trois pour faire une pièce muette, à un seul personnage. En voici le sujet.

Un Pierrot japonais voit une rose. Il en devient amoureux, et nous assistons aux déclarations qu'il lui fait par gestes. Elles

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sont très longues. Quand il n'a plus rien à lui dire, il va chercher un livre et lui dit un sonnet, toujours par gestes.

Comment savez-vous, dira le lecteur, que c'est un sonnet? Parce que c'est imprimé sur mon programme. Comment voulez-vous que je m'en doute, sans cela? - Par parenthèse, ce long programme, contenant toute une analyse de la pièce, prouve que celle-ci ne vaut rien; une pantomime bien faite doit se comprendre sans le secours d'un texte.

La lecture finie, nous voyons Pierrot s'agiter de la façon la plus bizarre. Nous regardons vite le programme et nous apprenons que ces soubresauts sont causés par l'apparition d'un papillon, qui va se poser sur la rose. Pierrot fait une scène de jalousie à la rose, et c'est encore très long.

La rose et le papillon sont comme nous: ça ne les touche pas. Pierrot furieux les aplatit d'un coup d'éventail et se jette à genoux. Nous lisons sur le programme qu'il est devant le cadavre de ses victimes et bourrelé de remords. Il se lamente, c'est-à-dire qu'il remue les bras dans tous les sens, et pendant très longtemps. Et puis c'est fini.

Il y a des gens qui trouvent cela délicieux. Moi, je suis de l'avis de Bernardin de Saint-Pierre « La pantomime est le premier langage de l'homme. » C'est-à-dire que l'homme possède un second langage, plus perfectionné, qui est la parole. J'aime mieux les acteurs qui savent déjà parler.

Barbe-bleuette, de M. Raoul de Najac, est très supérieure au Papillon. La pièce se comprend sans programme, grâce aux souvenirs de Perrault, et elle contient une jolie idée.

L'auteur nous a donné le conte de Barbe-bleue renversé. C'est la femme qui coupe le col à ses maris et les accroche dans une armoire. Arlequin, l'époux du jour, est égorgé sous nos yeux pour avoir désobéi et ouvert l'armoire défendue. Son ami Pierrot connaît son triste sort et est plein d'horreur pour la cruelle Barbe-bleuette, mais celle-ci est jeune et gentille, et elle a envie de remplacer Arlequin. Elle fait des avances à Pierrot, qui est troublé quand il la regarde, et encore plus troublé quand il regarde l'armoire aux maris. Barbe-bleuette devine ce qui l'arrête et elle lui explique, toujours par signes, qu'un des défunts était ivrogne, un autre joueur, un troisième cacochyme, et ainsi de suite. A chaque portrait, le visage de

Pierrot s'illumine. Il n'est pas joueur, lui, ni ivrogne, ni cacochyme. Il ne court donc aucun danger et il peut épouser Barbebleuette! O sottise masculine, que voilà bien de tes coups! Pierrot rassuré fait sa demande. Barbe-bleuette lui pose une main autour du col en signe d'acquiescement et montre de l'autre main au public, d'un geste expressif, l'armoire aux maris. Pierrot y sera pendu avec les autres, et ce sera bien fait.

Il paraît que la pantomime va être détrônée par les marionnettes. Plusieurs critiques influents portent aux nues une jeune troupe d'acteurs en bois, qui obtient, d'après eux, des effets surprenants. L'auteur dramatique se tient dans la coulisse et lit sa pièce, tandis que les marionnettes exécutent sur la scène les mouvements des personnages. C'est un Guignol pour les grandes personnes. On ne dira pas que Paris n'a pas des plaisirs innocents cette année.

Après Pierrot et les marionnettes, ce serait tout à fait le lieu de parler du général Boulanger. Ce pantin-là appartenant à la chronique politique, nous le lui abandonnons pour revenir au théâtre, mais cette fois au théâtre où l'on parle.

Le roman russe est aujourd'hui familier à toute l'Europe. Il n'en est pas de même du théâtre russe. On lira donc avec intérêt les Chefs-d'œuvre dramatiques d'Ostrowsky, traduits par M. Durand-Gréville, le mari de lå célèbre romancière. (1 vol., Plon et Nourrit.)

Alexandre Ostrowsky est placé dans son pays au premier rang des écrivains de la génération qui achève de disparaître. Il n'était pas ignoré en France, mais il y était victime d'une confusion tenant à une synonymie bizarre. Il a existé un autre écrivain dramatique slave, polonais celui-là, se nommant également Ostrowsky et connu de bien des Parisiens, puisqu'il a habité longtemps parmi nous. L'Ostrowsky polonais faisait de mauvaises pièces, et comme on sait très mal en France les choses de la Russie, on ne le distinguait pas de son homonyme russe. On s'étonnait en lisant de loin en loin dans un journal qu'une pièce d'Ostrowsky avait fait sensation à SaintPétersbourg ou à Moscou, et l'on n'y pensait plus. Tous deux sont morts aujourd'hui, le Polonais et le Russe. Le premier est oublié ; la réputation du second s'étend de jour en jour.

L'Ostrowsky russe, le vrai, s'est proposé dans son théâtre de

peindre la classe des marchands, qui avait encore là-bas, il y a quarante ans, une physionomie toute particulière. C'était déjà une classe riche, mais de deux siècles en arrière pour l'ignorance, les superstitions, les préjugés et les mœurs. A Moscou, les marchands habitaient un quartier à part, presque un ghetto, composé de maisons en bois donnant sur des rues étroites. Le père d'Ostrowsky habitait ce quartier. Son fils y naquit et y fut élevé, d'où sa connaissance approfondie d'un monde très spécial, étranger aux Russes mêmes qui n'en faisaient pas partie. Sur les trois pièces traduites par M. Durand-Gréville, deux se passent chez des marchands: Chacun à sa place, et l'Orage. L'Orage passe pour le chef-d'œuvre de son auteur. Ce n'est pourtant pas à ce sombre drame que nous nous arrêterons, puisqu'il vient d'être joué à Paris et que tous les journaux en ont parlé. Nous analyserons Chacun à sa place.

L'action se passe dans une petite ville de province. Un riche marchand, nommé Roussakof, est resté veuf avec une fille unique, Avdotia. Roussakof adore son enfant, mais il l'élève dans les vieilles idées russes sur l'autorité sans bornes du père de famille et sur l'infériorité de la femme. Un jeune marchand, Borodkine, lui demande la main de sa fille. Le parti plaît au bonhomme, qui a beaucoup de bon sens : « Je n'ai pas affaire d'un savant, dit-il, ni d'un richard, mais il faut que ce soit un honnête homme qui aime ma Dounia1, et que j'aie de la joie à les regarder vivre tous deux. »

Borodkine insinue qu'il faudrait savoir s'il plaît à la fille. C'est là une de ces idées modernes qu'un bon Russe ne saurait souffrir. Roussakof répond avec indignation: « Allons donc,

vous voulez rire ! C'est-il une chose raisonnable de demander à une enfant qui est-ce qui lui plaît ? Une fillette n'a pas de raisonnement, c'est connu !... Non, ce n'est pas dans l'ordre! Que le jeune homme me plaise d'abord! Je la donnerai non pas à celui qu'elle aime, mais à celui que j'aime. Oui, celui que j'aime, moi, c'est à celui-là que je la donnerai. Et je commencerai par examiner mon homme pendant une année entière et de tous les côtés! Se fier à une enfant! Une enfant, ça n'a rien vu! Est-ce que ça connaît les gens ?..... Mais moi, compère, ce n'est pas pour rien que j'ai vécu soixante ans sur

1 Diminutif d'Avdotia.

BIBL. UNIV. XLII.

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la terre, et que j'ai vu le monde: ce n'est pas moi qu'on attrape! »

Roussakoff accorde sa fille à Borodkine, séance tenante et sans l'avoir consultée.

Avdotia a malheureusement rencontré un gentilhomme ruiné qui fait les yeux doux à sa cassette et dont la jolie tournure l'a éblouie. Vikhoref, voyant qu'il ne l'obtiendra pas de son père, la jette de force dans une voiture et l'enlève. La jeune fille pleure et rit à la fois, mais voici qu'il lui échappe de dire, au premier relais, que son père ne lui donnera certainement pas de dot dans de pareilles circonstances.

AVDOTIA.

« Il m'a dit : « Avdotia, il ne t'aime pas, il te trompe, il n'en ⚫ veut qu'à ton argent. S'il te veut, qu'il te prenne sans dot! » Et moi je me suis dit : « L'argent, à quoi bon ?......

VIKHOREF.

» Mais c'était pour rire, n'est-ce pas ? Il en donnera, de l'argent?

AVDOTIA.

» Ah! ça, je ne sais pas. Quand il a dit une chose, c'est pour tout de bon !.....

VIKHOREF.

» Voyons, dis-moi, parle franchement, donnera-t-il de l'argent, oui ou non ?»

» Non.

AVDOTIA.

VIKHOREF.

Eh bien, alors, qu'est-ce que tu fais ici?»

Il l'injurie brutalement. La pauvrette s'enfuit et retourne chez son père, qui veut d'abord la chasser. Borodkine prend sa défense et redemande généreusement sa main.

ROUSSAKOF.

Non, mon bon Ivan; écoute, ça n'est plus une fiancée qui te convienne..... Je t'en trouverai une autre.

BORODKINE.

» Je n'ai pas besoin d'une autre.

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