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D'accord! reprit mon homme, mais ceux que je vais vous montrer ont été plantés jadis... Tenez! voici un cimetière indien ! ajouta-t-il en écartant les branches et en me montrant une clairière.

Une quarantaine de tombes, indiquées par de gros monceaux de coquilles d'huîtres, d'un mètre de hauteur environ, s'élevaient en lignes régulières, au milieu des herbes et de magnifiques citronniers, dont le tronc atteignait la grosseur d'une jambe. Il y avait évidemment bien des années que ces tombes aborigènes n'avaient pas été visitées par les Indiens. Le temps pressait nous n'en fouillâmes aucune. Je remarquai seulement qu'à défaut de pierres, on n'en trouve pas dans l'ile, les Séminoles, la seule tribu qui ait jamais habité ces contrées, avaient jonché partout le sol de coquilles d'huîtres, en guise de gravier; et, par un hasard providentiel, les citronniers qui croissaient dans ce singulier cimetière n'avaient point été étouffés par la vẻgétation semi-tropicale de l'ile. En remontant une rivière, le lendemain, à quelques kilomètres de là, nous découvrimes un autre emplacement de ce genre, mais beaucoup plus considérable, au bord de l'eau. De grands alligators se vautraient sur la berge dans une vase noirâtre nous les éloignâmes à coups de fusil et à coups de rames et nous mimes pied à terre. Je ne découvris que quelques fragments de grossière poterie couleur de fer, à la surface du sol, et une pointe de flèche en silex. Quelques arbustes couverts de fleurs croissaient parmi les tombes, mais je ne vis aucun citronnier. De mémoire d'homme cette région n'avait pas été habitée, et ces tombes restèrent pour nous un mystère : aucun tumulus ne les recouvrait; les amas de coquilles d'huîtres

dont nous avons parlé étaient le seul indice qui les fit reconnaître dans les herbes clairsemées d'alentour.

Notre croisière touchait à sa fin nos affaires nous rappelaient à New-York. Favorisés par un bon vent du sud, nous tournâmes la proue du Wallowy vers le nord, et quelques jours après nous cinglions dans la baie de Cedar Keys, d'où nous étions partis six semaines auparavant. A peine y arrivions-nous qu'une forte tempête se déchaîna sur le golfe du Mexique, et nous nous félicitâmes de ne pas nous trouver bloqués par le mauvais temps dans l'un des nombreux ports de la côte. En effet, notre vie à bord, malgré le confort dont nous nous étions entourés, n'eût guère contenté un Sybarite. La place dont nous disposions était fort restreinte, la cuisine du nègre Elie très primitive, et, malgré l'ordre avec lequel nous avions classé nos provisions et nos effets, nos vêtements, nos bottes, nos boîtes à couleurs, nos engins de pêche, nos munitions de tout genre se trouvaient si vite enchevêtrés les uns dans les autres, lorsqu'il faisait le moindre roulis, que l'intérieur de notre cabine présentait souvent l'aspect d'un véritable chaos.

Nous faisions en général notre toilette sur le pont, nous servant pour nos ablutions d'une cuvette de ferblanc qui se trouvait être l'unique meuble de ce genre à bord du Wallowy: nous nous lavions à tour de rôle, forcés parfois de ménager l'eau douce, qui n'abonde guère sur cette côte. Des centaines de cancrelats, qui émanaient de la cale, et parfois quelques rats se permettaient de désagréables irruptions autour de nos couchettes réellement, l'existence à bord d'un petit voilier de dix-huit tonneaux n'est pas entourée d'aises. Néanmoins, lorsque nous émergions de notre cabine, à l'au

rore, pour monter sur le pont, et que le beau ciel bleu de la Floride se colorait sur nos têtes, que les ibis, les pólicans et les hérons quittaient leurs retraites, que cette singulière nature, à la fois si sauvage et si animée, se réveillait sous les feux d'un soleil tropical, nous ne regrettions pas les frimas et la civilisation du nord.

Peu de jours après notre retour à Cedar-Keys, nous rentrâmes à New-York: l'hiver y sévissait encore avec toute sa rigueur habituelle, et nous étions presque honteux de nos teints bronzés par le soleil, par les reflets de la mer et la vie au grand air.

Durant ces six semaines nous nous étions passés du monde, et le monde, de son côté, à en juger par la manière dont il avait continué à marcher sans notre humble concours, paraissait s'être assez bien tiré d'affaire. Puis nous rentrâmes peu à peu dans le tourbillon de l'existence civilisée, fort étonnés nous-mêmes d'avoir pu nous soustraire si longtemps aux agréments et désagréments qui caractérisent la vie moderne des citadins.

HENRI GAULLIEUR.

RÉCITS AMÉRICAINS

JÉRICHO JIM

Dites donc, ma'am ! Laissez-moi entrer. Je ne suis pas aussi dégourdi que j'en ai l'air : pourtant, je saurai bien faire plus de trente-six choses pour vous aider. Je n'ai pas de chance pour le moment. Voyez-vous, ma mère est morte, et...

Ici, le pauvre garçon se mit à sangloter de toute son âme, s'essuyant les yeux de sa manche percée. Mrs Ellery se sentit le cœur gros:

Mais qui êtes-vous ? d'où venez-vous? dit-elle.

Jeminy! petit poisson dans la nasse,

Pauvre petit poisson, d'où viens-tu, Jeminy?...

...D'où je viens ? mais je suis Jéricho Jim : j'arrive tout droit de Jéricho, mardi passé. Le père s'est cassé la nuque l'hiver dernier, ivre comme le roi David; le traîneau lui avait fait son compte, en lui passant par-dessus le corps: ma mère a pleuré un tantinet, mais il était bien mort.

Et, avec une espèce de sourire fugitif sur sa maigre figure et une étincelle dans ses yeux gris, jusqu'alors ternes, Jéricho Jim fit sauter son bâton en l'air et le rattrapa très adroitement. Et où allez-vous? demanda encore la bonne vieille dame en s'appuyant sur le manche de son balai et regardant pardessus ses lunettes l'étrange individu qui se tenait devant elle. Où je vais ? mais je vais ici, ma'am. Ils m'ont bien dit là

bas un mot de la Maison des pauvres, à Jéricho. Alors, je m'en suis allé tout de suite: la Maison des pauvres, ça n'est pas propre.

Et, disant cela, il jetait un regard du côté de la cuisine, aussi bien tenue qu'un salon de grande dame, sur la fraîche robe de cotonnade de Mrs Ellery et sur son bonnet d'une blancheur parfaite.

Ah! pour cela, c'est vrai, ce sont de vilains trous. Eh bien, entrez; asseyez-vous. Je vous donnerai à manger et vous pourrez attendre mon mari; alors, on verra.

C'est ainsi que Jéricho Jim se trouva attablé devant un plat de haricots, suivi d'une galette et de pain d'épices avec du thé bien chaud. A le voir manger, on s'apercevait qu'il était affamé.

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Quand le diacre Ellery rentra à la maison, il grogna un peu en voyant le nouveau venu installé à son foyer, mais c'était plutôt parce qu'il avait l'habitude de grogner que par mécontentement. Avec son regard avisé, il reconnut tout de suite en Jim un aide à bon marché, que, d'ailleurs, les années et les rhumatismes lui rendaient quasi nécessaire. Ce digne homme avait une fois entendu quelqu'un dire: Pourquoi le diacre Ellery passe-t-il donc sa vie à grogner comme un vieux coq d'Inde? Et le diacre saisit cette occasion pour répondre luimême à celui qui parlait ainsi et ne l'avait pas aperçu : « C'est, voyez-vous, pour égaliser les choses; ma femme est si douce, toujours contente comme une perdrix dans un champ de blé, souriante et gazouillante: toujours du sucre, ce n'est pas bon pour le monde ; il faut quelqu'un pour mordre, et c'est moi qui m'en charge. Et, après avoir exposé ainsi son paganisme inconscient, le diacre s'en fut. Il valait mieux que ses paroles, car il avait le cœur chaud et la tête froide. Le pauvre Jim s'aperçut bientôt qu'il avait trouvé un port de refuge pour son corps fatigué, et il fit de son mieux pour reconnaître la bonté protectrice qui le nourrissait et l'habillait, rayonnant sur lui comme le soleil, en regards et en paroles.

Je vous déclare, disait le diacre Ellery de son ton grondeur, que c'est quelque chose au-dessus de tout de voir travailler ce garçon-là. En vérité, je ne sais pas si c'est un idiot, ou tout le contraire. Voyez-le quand il fend du bois ; eh bien, la mère, vous diriez que d'ici à Danbury il n'y en a pas un pour

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