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L'HOMME DU NORD

NOUVELLE

En l'année 1882, je n'avais d'autre droit à la notoriété et à l'estime contemporaines qu'un volume de vers, publié à mes frais chez un éditeur de vingtième ordre et portant sur la couverture ce titre aussi poncif que botanique Pâquerettes. Toute la niaiserie littéraire de ma dix-huitième année était sans doute condensée en ce seul mot, car mon tuteur, M. Achille Canevasse, de Beaucaire, m'écrivit aussitôt qu'il s'agissait maintenant d'être sérieux et que l'heure était venue d'entrer à l'Ecole centrale. Or j'avais pris l'habitude, en orphelin craintif, d'obéir aveuglément à mon tuteur; mais je n'en raisonnais pas moins, à part moi, sur les ordres que je recevais de lui. Je le connaissais bien; il venait à Paris, deux fois l'an, passer quinze jours, et faisait de moi son inséparable; aussi, plus j'y songeais, plus j'étais surpris que cet homme gai, méridional pur sang, épris de fantaisie, indulgent à l'hyperbole et gamin malgré la cinquantaine, m'en voulût d'avoir fait des vers, fussent-ils même, comme les miens, un peu bien septentrionaux

par la mélancolie du rêve et la sévérité congelée du paysage,... et je me disais que ma tante, Mme Azélie Boutu, femme Canevasse, née native de Rabodanges, en Normandie (prononcez : Rabodinges), devait avoir saisi l'occasion de manifester à mon sujet son horreur pour les arts en proclamant l'incontestable supériorité des carrières pratiques !...

J'ai dit « ma tante, » car Mme Canevasse était cousine germaine de ma mère; et c'est ainsi, voyez donc combien c'est beau, la famille! - qu'étant d'origine alsacienne, je me trouvais avoir en Languedoc un oncle à la mode de Bretagne !... C'est ainsi encore que j'abandonnai la Poésie, qui s'en consola, et que je parvins à franchir la porte du palais de la rue des Coutures-SaintGervais.

Trois années durant, ma paresse y fut enfermée, et lorsqu'enfin la prison se rouvrit, il n'y eut même pas, de mon fait, un ingénieur civil de plus à la recherche d'un emploi ; un simple certificat de capacité fut la seule récompense de ma vertueuse soumission aux désirs du couple Canevasse. Pourtant, chose étonnante, le dit couple se montra suffisamment honoré de cette distinction relative; une lettre de mon ex-tuteur (j'avais vingtdeux ans) me parvint par retour du courrier, et je pus y lire en post-scriptum ces deux lignes tracées par la main ferme de la tante Azélie :

<< Cela n'est pas tout, mais c'est déjà quelque chose; je t'embrasse. »

Ce baiser me laissa calme; en revanche, ce qui me remplit d'aise, ce fut l'invitation que me fit mon oncle de venir passer tout l'automne à Frigoulèse, la propriété des Canevasse. Pour moi, c'était un pays inconnu; je savais seulement que ces deux ou trois cents hectares,

à peu près cultivés, s'étendaient dans la plaine de Beaucaire, à deux lieues de la ville; qu'il y avait au centre une grande maison, — le mas, et un bois de chênes verts; que, sous cette latitude, le vent du nord s'appelle mistral; qu'on y voit sur les arbres, en pleine terre, des olives et des grenades, et déjà il y avait là de quoi donner au poète qui sommeillait en moi des tressaillements d'impatience et des rêves d'exotisme! Mais il faut que j'ajoute ceci encore je savais que Juliane Canevasse, ma cousine issue de germaine, devait toucher à ses dixneuf ans et, comme j'avais entendu dire que toutes les Arlésiennes sont belles, je pensais : « A Arles, à Beaucaire, même race ou à peu près; ma cousine est jolie, j'en suis sûr. » Je me rappelais l'avoir vue à Paris, avec sa mère, pendant l'exposition de 1878; elle avait alors quatorze ou quinze ans, un gentil visage régulier, le rire frais, un teint et des yeux de brune avec des cheveux couleur aile de corbeau ; et je ne doutais point que cette très ordinaire fillette ne fût devenue la plus remarquable des Languedociennes ; d'ailleurs, cela encore était une exigence de mon imagination: il fallait, pour compléter le tableau que je me représentais, une radieuse jeune fille errant sous les oliviers ou cueillant des grenades entr'ouvertes, auxquelles je ne manquerais pas de comparer ses lèvres. Donc l'homme pratique en moi n'existait pas; ma cousine ne m'apparaissait point comme une fille à marier ni même à aimer, mais comme un personnage nécessaire dans le décor de là-bas.

... Tel était l'état de mon âme le 23 septembre 1885 à sept heures du soir quand je montai en wagon à destination de Beaucaire. Il pleuvait; des gouttes furieuses claquaient aux vitres; le train, soufflant sa fumée claire dans le crépuscule, fuyait à travers cette région

bizarre faite d'entrepôts, d'usines, de petites maisons à jardinets, de cimetières et de carrés de choux qu'on nomme la banlieue de Paris; et moi, doucement secoué, j'abaissais mes paupières avec cette vague sensation qu'un ouragan de fer et de feu m'emportait vers un pays de soleil et de ravissements! Le sommeil me gagnait, un bon sommeil, souriant comme une ivresse ; mais en moi veillait encore cette seule pensée qui était toute ma joie :

<< Un long vagabondage sous le ciel du Midi après trois ans d'immobilité sous le plafond des salles de travail. >> -Avignon dix minutes d'arrêt !

Il était sept heures. Dans un sursaut d'être qui s'éveille, j'ouvris les yeux, et sur le quai asphalté, pendant que j'avalais mon chocolat, ma mémoire de lycéen me dit à l'oreille Avignon, la résidence des papes, la patrie de Laure et du brave Crillon.

En voiture!

Le train repart et le voilà galopant dans un pays inondé de soleil, couvert de petits oliviers qui semblent des pompons de plumes grises fichés en terre; çà et là des collines semées de genêts et de houx avec des contreforts de pierre nue, toute blanche, qui se dressent comme des citadelles d'albâtre. Dans la plaine, où bientôt la chaleur va tomber, les gens travaillent; on aperçoit, au passage, des vendangeurs courbés dans le fouillis rampant des vignes déjà presque dépouillées de grappes; et, dans les chemins de traverse, des couples de mules tirent les longues charrettes où le raisin noir déborde des cornues.

Puis, tout à coup, un nom retentit, sonore et cuivré comme un coup de trompette :

Tarascon !

O Maître je vous jure que depuis ce temps, nous sommes devenus, Tartarin et moi, une paire d'amis; maintenant sa patrie est un peu la mienne et chaque fois, je vous le jure, que j'arrive à Tarascon, malgré moi je me précipite à la portière et je parcours des yeux le quai de la gare dans l'espoir d'y trouver un personnage à la barbe de jais et à doubles muscles, suivi d'une escorte respectueuse de chasseurs de casquettes ; je vous jure aussi qu'en sortant de la gare, et tandis que le train, avec un grondement de métal, passe lentement le célèbre pont de Beaucaire, j'envoie une pensée de sympathie et d'admiration vers le jardin du baobab.

Mais alors, il n'en était point ainsi ! Je n'avais pas encore ouvert l'immortelle histoire de Tartarin ; les mathématiques m'avaient emporté tout petit loin de ma première nourrice, la littérature, et je ne connaissais que fort peu le héros tarasconnais. Et puis, il faut bien que je l'avoue, ce jour-là tout l'attrait, toute la gloire du Languedoc, étaient concentrés pour moi sur la famille Canevasse qui devait attendre, émue, curieuse et frémissante, la minute de l'arrivée et des embrassades.

Une heure plus tard je roulais, assis aux côtés de mon oncle, dans un cabriolet à capote; il était dix heures du matin ; la jument tarbe trottait sur la route dure, d'un blanc neigeux, tandis que M. Canevasse, d'un fouet allègre, ponctuait par des claquements son discours de bienvenue. Il m'apprenait que les vendanges étaient finies à Frigoulèse; que la récolte avait été satisfaisante malgré le mildiou, ce nouvel ennemi, qui avait fait deux courtes apparitions, l'une en juin, l'autre en août; que les nichées de perdreaux rouges avaient bien réussi et que la première battue à Frigoulèse était fixée au prochain dimanche; il y aurait cinq ou six voi

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