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si longtemps. Il appela auprès de lui M. Ernest Rayroux, qui dirigeait l'asile des sourds-muets à Saint-Hippolyte du Fort, bien assuré de trouver en lui un fidèle continuateur de son œuvre, animé du même esprit; tous deux comptaient cheminer quelque temps ensemble. Le jeune homme se promettait de s'instruire auprès du vétéran qu'il aimait déjà comme un père vénéré, mais la sagesse divine en avait décidé autrement. Quelques jours avant l'arrivée définitive de M. Rayroux à la Force, où il avait passé plusieurs semaines pendant l'été, M. Bost était à Paris souffrant et languissant; une fluxion de poitrine se déclara et l'emporta en peu de jours, le 1er novembre 1881, à l'âge de 63 ans. Ce serviteur de Jésus-Christ, grand parmi les plus grands, se reposait enfin de ses travaux. Ses œuvres le suivent.

Dans les asiles de la Force, 550 infortunés, orphelins, abandonnés, idiots, épileptiques, sont abrités, soignés, instruits, consolés. 200 000 francs sont dépensés annuellement dans ce but, et des besoins nouveaux se font constamment sentir. L'exemple de John Bost nous apprend comment on y peut subvenir.

GUIZOT DE WITT.

PARMI LES HÉRONS

ET LES ALLIGATORS

SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE1

Le seul village de quelque importance, après Tampa, que renferme la Floride au sud du 28° degré de latitude est Fort-Myers. Pendant la guerre contre les Séminoles, il y a une vingtaine d'années, le gouvernement avait construit là un blockhaus qui n'existe plus. FortMyers est situé sur le fleuve Caloosahatchie et n'a que quelques centaines d'habitants. La plupart des gens qui y résident sont éleveurs de bétail, et les troupeaux qu'ils possèdent aux alentours sont la seule richesse du pays.

Le fleuve lui-même, dont la largeur est considérable (cinq kilomètres au moins), traverse des landes et des prairies marécageuses sur lesquelles erre çà et là un bétail maigre et chétif, qui dépasse rarement quatre cents kg. par tête. On prétend que dans ces régions, qui sont le paradis des moustiques, les bestiaux succombent parfois aux piqûres du terrible insecte. En effet, un Européen ne saurait se faire une idée de cette véritable plaie d'Egypte. Dans beaucoup de maisons, on enfume les 1 Pour la première partie, voir la livraison d'avril.

chambres à l'aide de bois vert avant de s'endormir. J'ai vu fréquemment balayer sur les planchers après cette opération de gros tas de moustiques étouffés par la fumée. On ferme d'abord les portes et les fenêtres, on allume le feu, puis on rouvre un instant les volets pour aérer la chambre, et l'on se couche sous la moustiquaire, un dais de mousseline entouré de rideaux de même étoffe, à peine suffisant d'ailleurs pour empêcher que vous ne soyez piqué. Le bourdonnement des moustiques autour de votre lit est incessant. C'est surtout au lever et au coucher du soleil qu'ils abondent. Le bétail, les daims, les cerfs se plongent dans l'eau pour échapper à leur dard venimeux; parfois alors un alligator saisit une vache de sa formidable mâchoire et l'entraîne dans le fleuve.

Si l'on veut se rendre compte du peu de population de ces contrées, il suffit de jeter les yeux sur le recensement du pays en 1880. D'après les chiffres officiels publiés par le gouvernement américain, la moitié méridionale de la péninsule ne comprenait à cette époque que 25 214 habitants. Dans ce chiffre se trouvait comprise la population de Key-West, située sur une île à 90 milles du continent, dans l'archipel des cayes de la Floride, et le bourg de Tampa, situé à mi-côte sur la baie de ce nom. Déduction faite de ces deux petits centres de civilisation, la population totale de cette vaste contrée atteignait donc à peine, en 1880, le chiffre de 15 000 habitants clairsemés sur les îles et le long des côtes. En 1860, elle n'était pas même de 5000 âmes. Le nord de la Floride est beaucoup plus peuplé; néanmoins, le chiffre total des habitants n'y était en 1880 que de 269 493 pour une superficie de 592 263 milles carrés. Et les deux tiers au moins de cette population résident dans les petites villes

et dans les bourgs qui sont au nord de la presqu'île proprement dite, soit presque à la frontière de l'état de Géorgie.

La péninsule même est par conséquent un véritable désert de landes et de marais peu accessibles à l'homme.

En revanche, le doux climat des côtes semble y attirer de plus en plus les Américains du nord. Leurs grandes forêts de pins sont d'une exploitation facile, grâce aux nombreux cours d'eau navigables qui sillonnent toute la contrée; aussi découvris-je en 1884 quelques nouveaux colons là où, quinze ans auparavant, je n'avais rencontré que des animaux sauvages.

Nous avions jeté l'ancre devant Fort-Myers, sur le fleuve large et profond qui déverse dans le golfe du Mexique les eaux du lac Okeechobee. Nous étions venus là en quête d'un pilote et nous résolûmes de remonter le fleuve jusqu'au point où il cesserait d'être navigable pour notre petit navire. Nous embarquâmes notre guide et, poussés par une rafale de vent d'ouest, nous réussîmes, après avoir échoué çà et là sur les bancs de sable qui encombraient le fleuve, à pénétrer assez avant dans l'intérieur des terres. Les rives étaient pittoresques. Des milliers de pélicans, de hérons, d'ibis et de canards voltigeaient autour de nous; des palmiers croissaient sur la berge. Parfois, quelques alligators montraient leur museau noir à la surface des eaux ; mais le Caloosahatchie est un fleuve relativement fréquenté, et, à en juger par la défiance avec laquelle ils nous considéraient sans s'approcher de nous, on voyait qu'ils avaient appris à respecter la poudre et le plomb. Aucun d'eux ne témoignait cette agressive curiosité qui m'avait si désagréablement surpris sur les cours d'eau solitaires des Everglades. Nous servant d'eux comme de cibles pour exercer

notre adresse, nous nous amusions de la façon silencieuse dont ils plongeaient les deux points saillants de leur horrible tête, l'œil et le museau, aussitôt qu'une balle les éclaboussait d'eau. Ces deux parties de leur corps sont en général les seules qu'ils laissent voir. Parfois, néanmoins, la ligne de leur crâne apparaît; ils flottent alors à la surface, semblables à des morceaux de bois noirâtres terminés par deux nœuds. L'un de ces nœuds est l'extrémité du museau, l'autre est l'os frontal qui surplombe la cavité des yeux.

Durant cette courte navigation de trois jours sur le Caloosahatchie, nous les entendimes fréquemment mugir. J'ignore quel est le cri des crocodiles africains, mais je puis affirmer que celui de ces monstres de la Floride ne ressemble en rien aux gémissements d'un enfant. Les récits qu'on nous fait au sujet des lamentations hypocrites du crocodile africain sont peut-être véridiques, mais quiconque a entendu mugir un taureau peut se figurer ce qu'est le cri de celui d'Amérique. De fait, je n'ai jamais pu distinguer les deux mugissements l'un de l'autre, et je soupçonne le vieux proverbe qui parle des << larmes de crocodile » d'être encore une de ces bonnes vieilles fables accréditées chez nos ancêtres, peu au courant de ce qui se passait sur le Nil.

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Le peu de profondeur qu'accusait notre sonde nous força enfin à nous arrêter la quille de notre schooner écorchait à chaque instant la vase et le gravier des basfonds. Nous étions alors forcés de transporter notre ancre dans le canot à cinquante mètres en avant de notre proue, de la jeter à l'eau, et de haler le Wallowy à force de cabestan. Renonçant à prolonger une navigation aussi difficile, nous ancrâmes finalement dans une petite anse au milieu des joncs, à deux ou trois mètres

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