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tenant, et les maîtres de maison ont l'air d'être, à leur table, étrangers chez eux.

Ce qui ressort, croyons-nous, de cette courte étude sur les habitudes gastronomiques des contemporains, mise en regard de celle, non moins sommaire, que nous avons faite précédemment sur la cuisine chez nos pères, c'est que nous mangeons plus délicatement, plus proprement, plus élégamment que les générations qui nous ont précédés, et même à certains égards d'une façon plus rationnelle. Nous avons supprimé les recettes culinaires dont la complication exagérée était le plus souvent inutile ou nuisible à la saveur des mets; diminué le nombre fastidieux des plats, et parmi les bonnes choses, choisi les meilleures, en éliminant toutes les autres. Il semble que, dans la première période de la cuisine française, on n'ait été occupé qu'à élargir, par des inventions et par des acclimatations, le domaine de la gastronomie; qu'aujourd'hui, on ne songe plus qu'à l'épurer. Il s'épure d'ailleurs de lui-même : il y a beaucoup d'espèces animales ou végétales qui deviennent rares ou disparaissent, avec le déboisement des terres et l'extension des cultures. Quant aux acclimatations, elles sont assurées de demeurer objets de pure curiosité, si elles n'ont pas une valeur réelle pour la table.

Nous nous demandons s'il serait possible de pousser plus loin l'art de la cuisine et la délicatesse dans l'art de manger, sans retomber dans les complications et les alambiquages dont on est sorti? Si l'on pourrait faire une nouvelle sélection d'aliments dans la sélection déjà faite, sans retourner aux amourettes de veau et aux cervelles de faisans? Si l'on pourrait pousser plus loin la propreté, l'élégance du service, sans faire un étalage de vanité ridicule? Il nous semble, pour notre part, que nous

avons déjà dépassé de beaucoup, en matière de cuisine, le point de perfection, et, s'il était possible d'arrêter en quelque chose que ce soit l'incessante évolution de la mode, nous demanderions que l'on revint un peu en arrière; que l'on rendît, à la grande satisfaction de l'hygiéniste, droit de cité sur nos tables à la « longe de veau de rivière, qui, sous la dent, est une vraie pâte d'amandes,» au « carré de mouton gourmandé de persil » du marquis Dorante, et à d'autres mets simples semblables; et, dans tous les cas, nous nous hâterions d'écrire, au dessus de ces beaux fourneaux en fonte, chauffés au gaz, qui ont remplacé, dans les cuisines modernes, les grilles encastrées dans des monuments en maçonnerie et les sacs de charbon apportés sur le dos des charbonniers, au grand détriment de la propreté des maisons: Nec plus ultra. A. DE VERDILHAC.

(La fin prochainement.)

LES ASILES JOHN BOST

A LA FORCE (DORDOGNE)

Le 4 mars 1817 naissait à Moutier-Grandval, en Suisse, un enfant destiné à accomplir de grandes choses. John Bost venait réjouir le modeste presbytère qui devait peu à peu s'enrichir d'une couronne de dix fils.

Avec la foi ardente, héritage traditionnel de cette famille de réfugiés protestants naguère chassés du Dauphiné pour cause de religion, le joyeux troupeau de leurs enfants formait l'unique richesse de M. et de Mme Bost. Ils étaient pauvres, de cette pauvreté la plus lourde de toutes qui s'allie aux exigences d'une situation honorable et ne permet pas de solliciter des secours. Le pain suffisait à peine à ces jeunes appétits, et j'ai souvent entendu raconter qu'un ami de passage se promenant avec M. Bost le père dans le jardin du presbytère, celui-ci l'avait engagé à manger quelques-unes des belles prunes que le vent avait détachées de l'arbre: « Non, merci, répondit l'invité, il est trop tard, cela gâterait mon dîner. » Un sourire malin vint illuminer le maigre visage du pasteur: « C'est précisément ce que je désire, s'écria-t-il,

car je n'ai à vous offrir que des pommes de terre et du sel. »

La bénédiction de Dieu reposait cependant sur ce foyer réduit aux plus simples nécessités de l'existence. Le père et la mère devaient atteindre ensemble l'époque de leurs noces de diamant et mourir à quelques jours l'un de l'autre chez leur fils John Bost, dans sa maison de Meynard, à côté des asiles de la Force, en cette année 1874 qui vit aussi partir mon père pour l'éternelle patrie.

On chantait beaucoup dans cette maison remplie d'enfants, car le chef de la famille possédait de rares facultés musicales dont avaient hérité presque tous ses enfants. John était le mieux doué de tous, si bien que la musique fut sur le point de nous ravir le pasteur et le philanthrope. Il travaillait déjà depuis six ans au métier de relieur, lorsqu'en 1833, encouragé par les conseils de Liszt qui se trouvait en ce moment à Genève, il abandonna son établi et les outils de sa modeste carrière pour se vouer tout entier à l'étude de la musique, qui l'entraîna bientôt à Paris, où il arriva en 1839 pour y vivre dans la situation la plus étroite, en consacrant son énergie tout entière au travail nouveau qu'il embrassait de toutes les forces de son âme d'artiste. Ses progrès furent si rapides qu'un avenir brillant semblait s'ouvrir devant lui.

Ce n'était pourtant pas encore la voie où il devait être appelé à marcher. Il était devenu relieur à la suite d'une maladie grave qui avait interrompu ses études; la musique l'avait entraîné ensuite, mais une vocation profonde couvait au fond de son âme, la même qui devait enrôler dans les rangs du ministère évangélique six des dix fils d'Ami Bost: « Je devais être artiste, je devins pasteur,> dit-il lui-même.

Ce fut la charité, passion et inspiratrice de son existence tout entière, qui le ramena à la véritable direction de sa vie.

A peine était-il assis sur les bancs de la faculté de Montauban que ce besoin suprême du dévouement se manifesta au dehors comme il se faisait sentir au dedans. Il a raconté lui-même dans quel embarras le jetèrent les premiers essais de sa charité. Enrôlé comme moniteur à la salle d'asile que dirigeait M. Jalaguier, un des professeurs de la faculté, il remarqua un dimanche l'absence d'une jeune fille dans le groupe qu'il était chargé d'instruire:

. Quand l'école fut terminée, dit-il, je m'informai de la demeure de Pauline; en approchant de la maison, je fus dirigé par quelques femmes de la rue: Ah! monsieur, dirent-elles, > vous faites bien de sauver cette petite; si nous avions eu des › protecteurs, nous ne serions pas tombées si bas. »

> Jeune homme, je ne pouvais rester seul dans cet entourage; j'allai chercher Mmes Babut et Adolphe Monod, qui m'accompagnèrent dans la maison de Pauline. Celle-ci en me voyant se jeta à mes pieds. La scène qui se passa alors ne se décrit pas. La mère, après beaucoup d'hésitations, s'écria: Eh bien,

emmenez ma fille!» Il en était temps. Peu de jours après, elle fut placée par nos amis dans un pensionnat de demoiselles en attendant qu'un asile pût lui être ouvert.

› A cette même époque, un ami m'écrivait de Pise : « Je vous envoie une petite orpheline de cinq ans. Le père est mort, la › mère est mourante. Cherchez-lui un asile, je paierai la pension. L'enfant arriva. L'orphelinat de Montauban aurait dû être ma ressource, mais ni celui-là, ni aucun des autres orphelinats de France ne recevait à cette époque des enfants âgées de moins de six ans, ni celles âgées de plus de douze ans. Je sollicitai en vain, les règlements furent maintenus, et je dus placer ma petite orpheline dans une pension qui n'était pas destinée à élever des filles de sa classe.»

Point d'asile pour les petits enfants, point non plus pour les jeunes filles entrant dans la vie sous de fâcheux

BIBL. UNIV. XLII.

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