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voir. La famine règne à chaque instant dans cette province; les plus terribles furent celles de 1878 et de 1881, pendant lesquelles dans quelques villages un quart de la population mourut de faim. La même année, les propriétaires de cette même province exportaient du blé par millions de pouds, battant monnaie avec la terre enlevée aux paysans. »

Nous pourrions poursuivre avec M. Stepniak de province en province cette revue des misères engendrées par le fonctionnarisme russe; cet aperçu suffit à notre dessein. Même en admettant que le tableau est trop chargé, que M. Stepniak a su trop habilement grouper les faits favorables à sa cause, en laissant dans l'ombre ceux qui eussent atténué l'impression, il n'en ressort pas moins de cet ensemble de témoignages que la situation du moujik est déplorable.

Est-il équitable d'en faire remonter la responsabilité jusqu'à l'empereur? M. Stepniak a-t-il raison de prétendre que le gouvernement impérial est incapable de modifier la situation et que seul l'avènement de la démocratie sauverait la Russie?

Nous ne le pensons pas.

Ce n'est pas à coups de révolutions qu'on améliore le sort des peuples. Nous demeurons persuadé que l'empereur de Russie a les meilleures intentions; il l'a prouvé par des sacrifices personnels que bien peu d'hommes eussent faits à sa place. Sa position est des plus difficiles à cette heure de transition et de crise; elle n'est pas sans issue, tant s'en faut.

M. Stepniak estime que le moujik, en persistant malgré tout à se confier dans le tsar, fait preuve de naïveté, pour ne pas dire d'imbécillité. A ce compte, il y aurait en Russie soixante-dix millions d'imbéciles. Cela est malaisé à croire. Le peuple des campagnes se laisse

guider par l'instinct, et l'instinct le trompe rarement. Il se défie des novateurs, des théoriciens, des utopistes; il déteste les révolutionnaires. Un gouvernement autocratique n'est pas pour lui faire peur; au contraire, il aime à sentir une main forte au-dessus de lui pour le protéger contre les ambitions et les convoitises. Tout ce qu'il demande, c'est l'autonomie de la commune, assez de terre arable pour nourrir sa famille et payer les impôts, enfin la paix. Or, en Russie, l'autonomie de la commune existe depuis des siècles; la paix est rarement troublée, et la terre est encore assez abondante pour que chacun puisse en avoir son lopin.

Que le gouvernement impérial trouve moyen de simplifier et d'épurer l'administration, de débarrasser la campagne de la présence de l'usurier, de faire rendre gorge aux accapareurs, il n'y aura pas sur la terre de peuple plus heureux que celui des moujiks.

AUG. GLARDON.

LA CUISINE A LA MODE

Tout le monde se souvient du fameux dialogue du troisième acte de l'Avare, où Molière met en présence Harpagon et son cuisinier:

HARPAGON

Dis-moi un peu; nous feras-tu bonne chère ?

MAITRE JACQUES

› Oui, si vous me donnez bien de l'argent.

VALÈRE

Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent. C'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fît bien autant. Mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d'argent. ›

Dans ce dialogue, Molière, il faut en convenir, a du premier coup mis le doigt sur la difficulté. De nos jours, on veut en tout du bon marché; il n'en est point en cuisine à la mode; et, pour avoir « une bonne table, » il faut absolument beaucoup d'argent. Le luxe, que les progrès

de l'outillage et ceux des sciences industrielles ont mis, en matière de toilette, à la portée du plus grand nombre, n'y est point du tout en matière de cuisine. Au contraire, le renchérissement des denrées alimentaires a, depuis le commencement du siècle, marché parallèlement avec l'abaissement du prix des objets manufacturés. Le résultat de ce double mouvement est qu'à voir le vêtement, tout le monde semble riche, tandis qu'à pénétrer dans l'intérieur des familles, tout le monde paraît être contraint d'observer la frugalité. Il n'y a que les gens vraiment beaucoup plus qu'à l'aise qui jouissent d'un bon ordinaire; en d'autres termes, les classes moyennes sont bien vêtues et mal nourries.

Toutefois, cette vérité est relative. Nous avons souvent entendu avancer la proposition contraire. « Voyez, nous disait-on, les ouvriers, les marchands, les cochers de fiacres à Paris! Voyez-les se régaler souvent de mets superflus, comme sont, par exemple, les huîtres! La consommation d'huîtres en France a centuplé depuis cinquante ans ; n'est-ce pas une preuve suffisante des progrès du luxe dans l'alimentation? Il n'y a pas un siècle que les paysans ne mangeaient que du pain noir aujourd'hui, on ne trouve pas à vendre une mesure de sarrasin, même dans la Creuse; pas un quart de siècle que, dans les plus riches provinces, la Bourgogne, la Touraine, ils le composaient de métel, c'est-à-dire d'un mélange de froment et de seigle; or, aujourd'hui, on n'emploie plus que le froment; pas même une douzaine d'années qu'ils faisaient tous leur pain à la maison, sauf à le cuire au four banal quand ils n'avaient pas de fours chez eux, et maintenant, jusque dans les moindres villages, un ou plusieurs boulangers fabriquent du pain blanc pour la consommation journalière des habitants de la

campagne. De même, on voyait rarement en France il y a cinquante ans des bouchers en boutique dans les petites localités. Le dimanche, une charrette chargée de mauvaise viande circulait de village en village, et il y avait telles provinces du Midi où la viande de boeuf était presque inconnue. A Draguignan, à Perpignan, par exemple, villes qui, depuis la révolution de 1789, sont devenues chefs-lieux de départements, on tuait si rarement du bœuf au commencement de ce siècle, que l'on annonçait l'événement au son du tambour. Aujourd'hui, Potel et Chabot y envoient au besoin leurs élégants menus, et dans tous les villages il y a de bonnes boucheries, assujetties à des règlements sanitaires. Enfin, le sucre et le café, jadis objets de grand luxe, sont entrés dans la consommation des pauvres aussi généralement que dans celle des riches. Tout cela ne parle-t-il pas en faveur des progrès obtenus dans l'alimentation, autant que l'étalage des toilettes en faveur des perfectionnements introduits dans le vêtement? L'augmentation du bien-être et des jouissances matérielles n'a-t-elle pas suivi, sur tous les points, l'affinement de nos sens et de nos facultés? »

Nous répondrons : pas tout à fait. Il est vrai que l'on mange beaucoup mieux aujourd'hui dans les classes moyennes que l'on ne mangeait il y a seulement vingt ou trente ans; mais on mange moins, et il faut à l'homme, pour le bon fonctionnement de sa machine, un certain volume d'aliments. Qu'on demande aux médecins combien on compte aujourd'hui d'anémiques de plus qu'on n'en comptait autrefois. L'anémie est devenue si générale que, même dans les maladies inflammatoires, on a abandonné la pratique des saignées. Les toniques et les réconfortants sont devenus la base de la médica

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