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III

C'est à ces promenades fructueuses que la littérature française doit ce délicieux recueil de pensées qui en est à sa cinquième édition et dont la troisième a été tirée à Paris (Librairie nouvelle) à dix mille exemplaires, bien vite épuisés. Si l'on comptait par mille, comme c'est l'usage aujourd'hui, le livre de Petit-Senn aurait atteint déjà sa dix-septième édition, sans parler des traductions qui en ont été faites dans presque toutes les langues. C'est un immense succès pour un ouvrage écrit hors de Paris, qui n'est pas un roman, et surtout qui n'est pas immoral, et l'on peut espérer, s'il existe une justice pour les poètes et les philosophes, que cet ouvrage comptera un jour ses cinquante éditions. Les Bluettes et Boutades, souvent revues, corrigées et augmentées par leur auteur, sont en effet un de ces livres que le temps ne rouille pas et qu'on lira dans cent ans avec autant de plaisir qu'aujourd'hui; c'est non seulement le chefd'œuvre de Petit-Senn, c'est aussi un petit chef-d'œuvre. Cependant, le titre, s'il est modeste, n'en est pas heureux et il répond mal au caractère de l'œuvre. L'auteur le savait et il s'en excusait.

« Les journaux ont bien voulu me décerner le titre d'écrivain moraliste, mais ils m'ont reproché d'en avoir donné un trop frivole à mon livre. La baronne A. de Carlovitz même, dans le Messager de Paris, aurait voulu que je prisse celui de Maximes et Caractères, sans songer sans doute que rappeler ainsi à mon lecteur La Rochefoucault et La Bruyère, c'était l'armer d'une double massue avec laquelle il m'aurait infailliblement assommé. »

Sainte-Beuve trouvait aussi le titre trop modeste.

« Vous appelez boutades, lui écrivait-il en 1868 dans une lettre restée inédite, les maximes les mieux frappées et les

plus solides qui se puissent lire? Depuis que j'ai votre charmant volume, je me surprends souvent à l'ouvrir comme par mégarde et à y piquer telle ou telle pensée aussi ingénieuse que juste.

D

Mais au fond Petit - Senn avait raison: il sera toujours dangereux pour les auteurs modernes d'entrer en concurrence avec les classiques. Il n'en est pas moins vrai que ce recueil de pensées si incisives et si brillantes, souvent profondes tout en restant lumineuses, sérieuses tout en revêtant une forme riante, contient plus de vérités, plus d'observation et de haute raison que bien des gros volumes de philosophie et de morale. « Ce sont, dit E. Thierry, des corbeilles de roses effeuillées qui se sont fondues en des gouttes de parfum. » L. Reybaud ne procède pas par métaphores pour dire son opinion, mais il place carrément l'auteur au rang des grands écrivains :

« Ce n'est pas d'aujourd'hui que la Suisse française fournit son contingent à la légion des penseurs dont la France s'honore. J.-J. Rousseau nous est venu de là; Mme de Staël y a écrit ses plus belles pages; Vinet a su s'y faire une réputation d'écrivain et de critique, tandis que Topffer devenait un romancier populaire. Ces noms nous appartiennent désormais. Celui de Petit-Senn comme moraliste, comme philosophe, doit nous appartenir au même titre. Il ne le cède en mérite réel, en qualités de composition et de style, à aucun de ceux que je viens de nommer... Il règne dans son ouvrage une concision, une netteté d'idées, un bonheur d'expression qui rappellent les meilleurs maîtres. Quelle profondeur, quelle finesse il y déploie, avec quel art il laisse deviner ce qu'il ne veut pas énoncer d'une manière formelle ! C'est de la satire, mais une satire qui a toute la portée d'un enseignement et tout l'éclat d'un travail de style. »

Dans une lettre inédite que j'ai entre les mains, Jules Janin écrivait à Petit-Senn le 25 octobre 1851 :

« C'est à peine si je possède depuis tantôt huit jours ces chères Boutades et ces fraîches Bluettes où l'esprit parisien se mêle à la délicieuse senteur de vos montagnes; vous avez bien fait d'avoir tant d'esprit et vous avez mieux fait encore d'être si juste, si vrai, si bon même dans vos malices; je vous loue et je vous aime de cette grâce et de cet abandon à l'heure présente et je trouve en vous toutes les plus heureuses qualités du moraliste la fermeté, le sens, le ton, la clarté, la bienveillance. »

De son côté, Edgar Quinet, proscrit et réfugié à Veytaux, lui adressait des lettres chaleureuses qui mériteraient d'être publiées. Dans l'une d'elles je lis ce passage:

« Vos ouvrages m'ont aidé à traverser les jours les plus mauvais; je serais bien déshérité si j'étais incapable d'en apprécier et d'en admirer l'esprit, la grâce, la variété, la flexibilité, le naturel, l'enjouement, le sens droit et exquis; car j'ai trouvé toutes ces qualités dans vos œuvres. Ce petit volume que vous appelez Bluettes renferme l'expérience de la vie d'un sage; j'y reviendrai souvent; il y a plus de profondeur dans telle de ces bluettes que dans maints gros ouvrages à face pédantesque.

» Puissiez-vous continuer longtemps à écrire pour l'honneur de votre pays et du mien! Puisqu'il n'est plus permis aux Français de penser et d'écrire, nous devons désirer que des étrangers tels que vous fassent encore honneur à notre langue. Pour nous, nous écrivons dans la nuit et il faut enterrer avec nous nos sentiments et nos pensées.

« 15 septembre 1859. »

Quant à Béranger, qui s'entendait en esprit dans les idées et en concision dans le style, il voulait faire du volume de Petit-Senn son vade-mecum. « C'est un livre qui me va, écrivait-il à M. V. Duret, et qui ne me quittera plus. >>

Ces témoignages de Sainte-Beuve, de Jules Janin, et d'Edgar Quinet, cette parole de Béranger, m'encouragent à dire ici toute ma pensée. On vante beaucoup La Ro

chefoucault et l'on a raison; on vante encore plus La Bruyère et Vauvenargues et l'on a deux fois raison; si l'on vantait presque autant les Bluettes et Boutades de Petit-Senn, je ne sais si l'on n'aurait pas trois fois raison. Parcourez-les, après avoir lu les Maximes, les Caractères et les Réflexions, et vous me direz si vous y trouvez moins de force, moins d'éclat, moins de finesse, et si elles n'ouvrent pas à votre pensée des horizons aussi étendus. Petit-Senn est arrivé après tous les autres, il est vrai, et c'est une grave faute en littérature; mais il n'a imité dans le fond ni répété dans la forme aucun de ses devanciers. S'il avait eu la chance de naître à Paris et dans le XVIIe siècle, le siècle inviolable, sacré, indiscuté et indiscutable, qui sait si son petit ouvrage n'aurait pas occupé dans l'histoire littéraire une place presque aussi honorable et aussi classique que les Caractères et les Maximes?

Les pensées que je citerai au hasard me feront regretter toutes celles que je devrai passer sous silence, car on peut appliquer aux Bluettes et Boutades le mot de Mme de Sévigné parlant des fables de La Fontaine : « C'est un panier de cerises: on choisit toujours les plus belles et l'on s'aperçoit bientôt qu'on les a toutes mangées. »

On tient mieux les hommes par le mal qu'on peut leur faire que par le bien qu'on leur a fait.

Nous nous honorons de l'estime des grands, mais celle des petits nous honore.

On se trouve plus spirituel en songeant à ce qu'on aurait pu dire qu'en se souvenant de ce qu'on a dit.

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Nous sommes toujours fort reconnaissants des services qu'on va nous rendre.

Candidat, on promet aux personnes qui peuvent servir, élu, on s'acquitte envers celles qui pourraient nuire.

Qui prône notre obligeance est près d'y recourir, car la louange donnée à nos vertus est souvent la sonnette tirée à leur porte.

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Les abus les plus criants sont ceux dont on ne profite

Pour un Orphée qui alla chercher sa femme aux enfers, combien de veufs n'iraient pas même au paradis, s'ils pensaient y retrouver la leur!

Les avocats sans clients se font volontiers journalistes ou députés; ils plaident pour tout le monde en attendant de plaider pour quelqu'un.

La souveraineté du peuple n'est qu'une plaisanterie prise au sérieux par ceux qui n'en profitent pas.

Rien ne rattache à un gouvernement qui ne vaut rien comme une place qui rapporte quelque chose.

Un premier amour donne de l'esprit aux filles; le jeune homme n'est qu'un peu moins bête au second.

Si l'hypocrisie mourait, la modestie devrait prendre au moins le petit deuil.

Le plus lucratif des commerces serait d'acheter les hommes ce qu'ils valent et de les revendre ce qu'ils s'estiment.

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La vertu est la seule chose qui vaille dans le ciel ce qu'elle a coûté sur la terre.

Un rien blesse l'amour-propre, mais rien ne le tue.

Les orateurs politiques sont assez sujets à prendre l'a

mour de la parole pour l'amour du pays.

Ne croyons jamais que la moitié du bien qu'on nous dit

de nous-mêmes et du mal qu'on nous dit des autres.

La devise de l'avare: vivre pauvre, mourir riche.

Dans toute conversation, même avec la personne la plus aimable, ce que nous lui répondons nous amuse autant que ce qu'elle nous dit.

Respectons les cheveux blancs, surtout les nôtres.

J'ai la bonne fortune de posséder plusieurs de ces pensées écrites par Petit-Senn, moins d'une année avant sa mort, et qui sont absolument inédites. En voici quelques-unes :

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