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Que le paysan russe soit presque infailliblement conduit à s'endetter, rien de plus compréhensible. Il doit à l'état sous forme d'impôt les quarante-cinq centièmes de son revenu total, récolte ou main d'œuvre, c'est-à-dire à peu près trois jours de travail sur six, la moitié de son temps. Pour que l'autre moitié lui donnât le pain de la famille, il faudrait que le travail ne chômât jamais. Presque toujours il trouverait à louer du terrain sur le domaine d'un seigneur voisin ; mais le loyer des terres a considérablement renchéri depuis l'acte d'émancipation. Pour peu que la récolte soit médiocre, le profit sera nul.

Louer ses bras pour un salaire déterminé est plus précaire encore. Il faut aller quelquefois très loin chercher de l'ouvrage. Ici encore, si la récolte est au-dessous de la moyenne, le taux des salaires baissant, le gain disparaît.

Pour suppléer aux lacunes que l'agriculture laisse subsister dans son budget, chaque paysan s'efforce d'avoir un petit métier, auquel il s'adonne pendant la saison morte. On trouve parmi eux des tisserands, des fabricants de dentelles, de cordes, de savon, des selliers, des forgerons, des serruriers, voire des orfè

vres.

Mais les grandes exploitations industrielles, favorisées par l'extension graduelle des chemins de fer, rendent les petits métiers de plus en plus difficiles, font baisser les prix. Pour soutenir la concurrence, il devient nécessaire d'augmenter le nombre des heures de travail. Les fabricants de nattes, qui sont très nombreux, plus de quatre cents villages, sont obligés de travailler nuit et jour pour gagner de quoi payer leurs impôts. Leur système est de dormir trois fois pendant les

vingt-quatre heures, à intervalles réguliers, le soir, le matin et à midi. L'atelier où ils travaillent leur sert encore de chambre à manger et de dortoir; notable économie de temps. Aussi arrivent-ils de la sorte à travailler dix-neuf heures par jour. « Et quand l'ouvrage presse, affirme le rapport d'une commission d'enquête, ils ne dorment plus que trois heures par jour, une heure chaque fois. >>

M. Stepniak affirme de son côté que sur ces millions de travailleurs, hommes, femmes et enfants, qui se livrent à des métiers pendant l'hiver, il y en a bien peu qui soient à l'ouvrage moins de seize heures par jour.

Aussi faut-il les féliciter de n'avoir pas à peiner de la sorte pendant toute l'année. La mortalité, qui est très grande parmi eux, le serait plus encore, s'ils ne pouvaient pendant les mois d'été vivre en plein air et s'adonner à des travaux de campagne.

On voit combien la situation économique des moujiks est précaire. Malgré leur industrie, leur proverbiale sobriété, leur âpreté au travail, l'avenir est toujours gros de menaces. On a beau se restreindre, économiser sur la nourriture et le vêtement, s'interdire toute dépense, il faut vivre, il faut nourrir la famille et le bétail, cette autre famille, plus chère encore au paysan russe que celle qui porte son nom. Quand le déficit s'est peu à peu creusé dans le budget, et que le collecteur des impôts se présente, que faire, sinon s'adresser à un de ces << bienfaiteurs » toujours prêts à venir en aide au pauvre monde ?

Le bienfaiteur ! L'homme qui se fait donner ce titre, les paysans l'appellent d'un nom moins flatteur, le koulak, le mangeur de commune.

II

C'est une classe à part dans le village que celle des usuriers, une sorte d'aristocratie formée des quelques paysans qui ont eu la chance rare de mettre un peu d'argent de côté, et des petits commerçants, débitants de liqueurs, venus du dehors. Gens grossiers, sans scrupules, plus intelligents ou plus actifs que les autres, eux-mêmes propriétaires de terrain et qui, mêlés à la vie du peuple, membres de la commune, ont souvent une grande influence politique au service de leurs intérêts privés.

Les koulaks se livrent à deux sortes d'opérations. Aux communes, ils prêtent des capitaux qui devront leur être remboursés en argent; aux paysans, à qui il serait oiseux de demander de l'argent, ils avancent de petites sommes contre un travail manuel futur. Voici, d'après M. Stepniak, quelques exemples.

«En janvier 1880, un grand village de la province de Samara, Soloturn, emprunta d'un marchand nommé Jaroff la somme de 600 livres sterling, l'intérêt payé à l'avance, et acheta du même Jaroff 15 000 pouds' de foin pour le bétail qui mourait de faim. Le remboursement devait s'effectuer le 1er octobre 1880, avec la condition que chaque jour de retard entraînerait une amende de cinq livres sterling. Lorsque le jour de paiement fut arrivé, les paysans apportèrent 200 livres sterling à Jaroff, qui ne fit pas difficulté d'attendre pour le reste. Pendant onze mois, il se tint tranquille; mais, en septembre 1881, il fit assigner le village pour une somme de 1500 livres sterling. Les magistrats auxquels il s'adressa décidèrent contre lui. Jaroff n'en fut pas découragé. Confiant dans la bonté de sa cause, il en appela à un tribunal supérieur et gagna son procès. Mais comme pendant ce temps le retard 1 Le poud vaut 40 livres.

s'était accru, l'accumulation des intérêts avait doublé la somme. Jaroff se vit adjuger 3000 livres sterling comme paiement d'une dette de 600 livres, dont 200 avaient été livrées. »

Dans la même province, pendant l'hiver de 1880, les paysans du village de Shendorf, étant dans la détresse, empruntèrent 700 livres sterling d'un nommé K... en s'engageant à lui payer au bout de huit mois 1050 livres, soit le 50 %, et en cas de non-paiement à lui louer 3500 dessiatines de leur terre arable, à raison de dix copeks par dessiatine. Le terme échu, les paysans n'étaient pas en mesure de s'acquitter. K... reçut donc les 3500 dessiatines pour 350 roubles et les sous-loua incontinent aux mêmes paysans au taux normal de cinq roubles par dessiatine. Il se fit de la sorte 1715 livres sterling; c'était l'intérêt de ses 700 livres au 250 %. Fallait-il que la détresse de ces pauvres gens fût grande!

Dans le cas où c'est un seul individu qui emprunte, les choses, nous l'avons dit, se passent autrement. Le paysan reçoit une somme d'argent, le plus souvent pour payer ses impôts, et s'engage par écrit à donner en échange des journées de travail l'été suivant, ou plus tard. On fait légaliser ces engagements au greffe municipal, où copie en est gardée. Dans les provinces où ce genre de transaction est fréquent, on a des formules imprimées que le prêteur n'a qu'à remplir.

L'ouvrage que le débiteur devra faire pour se libérer y est toujours décrit minutieusement. Quelques paragraphes sont destinés à assurer la fidélité au contrat:

« Moi, le soussigné, je m'engage à me soumettre à toutes les règles et coutumes ayant force de loi sur le domaine de N. N. Pendant le temps des travaux, j'obéirai entièrement aux intendants de N. N., je ne refuserai pas de travailler pendant

la nuit, non seulement aux ouvrages que j'ai acceptés, comme consignés ci-dessus, mais à tout autre travail qui pourrait être exigé de moi. De plus, je n'aurai pas le droit de me réserver les dimanches et jours de fête..... »

L'engagement mentionne aussi les punitions en cas de résistance et les amendes.

Ce n'est pas tout; il y a une clause plus révoltante encore. Il est expressément stipulé que le contrat gardera sa valeur pendant un nombre d'années indéterminé. Si, dans l'été de l'année où il a été conclu, la moisson est médiocre, le créancier préfèrera louer à bon marché des ouvriers et se réserver les bras de son débiteur pour une année où la main-d'œuvre sera plus élevée. C'est toujours au moment où celui-ci pourrait trouver un travail rémunérateur, que l'impitoyable koulak vient l'arracher à ses occupations. L'infortuné aura le crève-cœur de voir des ouvriers libres travailler à ses côtés à raison de huit ou dix roubles par dessiatine, tandis qu'il s'est engagé à faire la même somme de travail pour trois ou quatre.

L'écart est souvent plus considérable. Un économiste, cité par M. Stepniak, constatait récemment que, dans la province de Samara, la culture d'une dessiatine revient à quinze ou vingt roubles suivant les années, et qu'un débiteur qui a dû signer un contrat de travail pendant l'hiver n'obtient jamais plus de cinq roubles par dessiatine. Dans la province de Kief, sur les plantations de betteraves, l'ouvrier libre reçoit huit roubles au minimum pour quinze jours de travail; le débiteur, trois au maximum. Dans la province de Podolsk, le premier est payé soixante copeks par jour; le second, vingt copeks.

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Ainsi, conclut M. Stepniak, à Samara les usuriers demandent un intérêt égal à 300%, à Saratoff 200%, à Kief 166%,

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