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hors une véritable tempête d'équinoxe, le vent hurlait, des rafales jetaient contre les vitres, de temps à autre, de la grêle et de la pluie. Le feu de bois n'en brûlait que plus gaiement et jetait des lueurs fantastiques dans les recoins mal éclairés du joli salon. Une seule lampe à grand abat-jour rose était posée sur la table, où Marion avait étalé le service à thé. Antonin se sentait pénétré d'un grand bien-être et cependant il levait les yeux à la pendule et disait, comme pour s'excuser:

Il se fait tard; je devrais pourtant m'en aller. Mais on est si bien chez vous, Claire !

C'est qu'il fait un temps abominable! Si vous alliez vous enrhumer comme il y a quelques mois.... Votre pardessus est-il bien chaud? Je vous prêterais bien un foulard pour le cou !

Elle allait à la fenêtre, revenait en secouant la tête. Quel temps! Et, cependant, il se faisait vraiment tard : c'est-à-dire qu'il était plus de dix heures et demie, et à dix heures généralement tout était éteint dans la maisonnette.

Prenez encore une tasse de thé, au moins.

Antonin ne répondit pas. Il se leva alors et se secoua, alla lui aussi à la fenêtre. Mais, au lieu de reprendre son fauteuil, il s'appuya au dossier du fauteuil de son amie, n'osant peut-être pas la regarder en face. D'une voix qui tremblait, mais qui bientôt s'affermit, il commença un discours que, bien souvent en imagination, il avait fait, que jusqu'à présent il n'avait pas eu le courage de dire tout haut.

Ecoutez-moi, ma chère et vieille amie; nous jouons une fois de plus avec notre bonheur, et nous sommes cette fois sans excuse. Il m'importe bien que nous ayons tous deux des cheveux blancs nous nous aimons; je

vous jure que nous nous aimons. Alors, pourquoi ne pas nous l'avouer franchement et courageusement? Pourquoi ne pas unir nos deux vieillesses, ne pas nous donner l'un à l'autre le bonheur d'une tendresse réciproque? Soyons mari et femme, Claire. Nous aurions dû l'être il y a bien des années; par ma faute, nous sommes devenus des étrangers; le hasard, — non, je ne veux pas ici parler de hasard, une Providence miséricordieuse nous a remis en présence, et le vieil amour assoupi, mais non mort, s'est réveillé. Dites si ce n'est pas vrai?

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Nous sommes des vieux, mon pauvre Antonin. Oui, et le monde se moquera peut-être de notre mariage. Et après ? Les préjugés veulent que le bonheur ne soit qu'à la jeunesse : la passion, oui; le bonheur,... pourquoi? Nous n'avons plus beaucoup d'années à vivre; pourquoi choisirions-nous de faire de ces années un temps de morne tristesse, au lieu d'en faire des années doucement heureuses. J'ai beaucoup à me faire pardonner, ma pauvre Claire; mais il me semble que j'ai assez de chaleur au cœur, assez de tendre admiration pour votre caractère si droit, et votre nature si douce, pour me faire pardonner plus complètement que vous n'avez encore pardonné. Notre vie pourrait être si bien à l'abri des cruautés du monde, ici, à votre foyer, qui deviendrait le mien aussi....

Si vous croyez que cela peut se faire, Antonin, je mets dans vos mains ma main de vieille, comme j'aurais été fière, autrefois, d'y mettre ma main de jeune fille. Nous nous marierons quand vous voudrez.

Antonin, qui n'avait pas quitté le dossier du fauteuil, se baissa et, sur le front de son amie, déposa le baiser de ces fiançailles tardives.

Alors, il se prépara à partir, et Claire alla chercher un foulard qu'elle attacha au cou de son vieil amoureux. Elle se prit à sourire en le faisant et dit :

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Gare aux rhumatismes !

J'ai vingt ans, trente ans de moins, ma jolie vieille! Car, vous le savez bien, coquette que vous êtes, il n'y a qu'un vieux ici, et vous êtes encore adorablement jolie !

La maisonnette rit au soleil au milieu de son jardin. Les voisins sourient un peu en voyant chaque jour M. et Mme Breteuil sortir bras dessus bras dessous, comme de véritables amoureux. Ils semblent toujours avoir mille choses à se dire, et c'est plaisir de voir les soins que prend le mari de sa femme, de voir le regard tout heureux des beaux yeux bleus restés si jeunes en dépit des années, et que la femme lève vers son mari. Oh! qu'ils ont donc eu raison d'écouter leur cœur et non pas les préjugés du monde.... ces deux vieux!

JEANNE MAIRET.

LES PAYSANS RUSSES

The Russian peasantry, their agrarian condition, social life, and religion, by Stepniak. 2 vol. in-8°. London, 1888.

En Russie, la classe agricole représente plus des quatre cinquièmes de la population, le 83 %, proportion considérable qu'on ne retrouve nulle part en Europe, excepté peut-être en Irlande. Aussi la question agraire a-t-elle dans l'empire des tsars une importance capitale. De sa solution dépend l'avenir de la Russie, peut-être celui de l'Europe: soixante-dix millions de moujiks, c'est là un poids qui pourrait devenir lourd dans la balance de nos destinées.

Il vaut donc la peine d'étudier ce qui concerne les paysans russes. C'est ce que vient de faire avec un talent remarquable un auteur russe que nous ne connaissons guère que par le titre de ses ouvrages (Russia under the tsars et Underground Russia), mais dont les journaux anglais vantent à l'envi la compétence.

A la vérité, l'enthousiasme britannique est ici un peu

suspect. M. Stepniak écrit en anglais, -faute peut-être d'avoir trouvé un éditeur dans son pays,

et son travail est un véritable réquisitoire contre le gouvernement impérial. Il n'en fallait pas davantage pour qu'il fût le bienvenu sur les bords de la Tamise.

Quoi qu'il en soit, les deux gros volumes qu'il vient de publier sur la question agraire en Russie méritent d'être examinés; les faits sont les faits, et ce sont surtout des faits qu'on y trouve. Quant aux conclusions, libre à nous de réserver notre jugement jusqu'à ce que l'autre cloche ait résonné à nos oreilles, si tant est que quelqu'un en Russie prenne la peine de répondre aux attaques de M. Stepniak.

I

On se rappelle avec quelle joie mêlée d'étonnement l'Europe salua il y a vingt-huit ans l'acte d'émancipation des serfs de la noblesse, suivi peu après d'un décret du même genre qui rendait la libre disposition de leur personne aux serfs de l'état. Cette mesure libérale semblait avoir assuré la prospérité de l'empire et le bonheur de soixante millions d'hommes.

Il paraît qu'il faut en rabattre. La condition des paysans serait pire qu'auparavant. Les serfs avaient au moins toujours du pain à manger, les pauvres affranchis n'auraient guère obtenu que la liberté de mourir de faim.

Est-ce la faute du gouvernement?

M. Stepniak admet que le tsar eut l'intention sincère de conférer un bienfait à ses sujets, surtout par le second décret d'émancipation, qui avait ses propres serfs pour objet. Mais les intentions ne sont pas tout. Il eût

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