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était précepteur dans une famille et faisait de fréquents séjours en Suisse.

Chateaubriand, atteint dans sa situation et dans son orgueil par la révolution de 1830, était aussi venu bouder le gouvernement de Louis-Philippe à Genève, où il s'établit pendant quelque temps. Tous les amis des lettres s'empressaient de déposer aux pieds de l'illustre Breton leurs hommages et leurs offres de service. Petit-Senn, en particulier, lui fit le plus chaleureux accueil et il s'efforçait de lui faire oublier par son esprit et sa gaieté ses mésaventures politiques et ses autres chagrins. Chateaubriand, toujours digne et grandiose, mettait à son style son ample robe de gala pour remercier PetitSenn de l'accueil qu'il avait trouvé à Genève et auprès de lui. Après lui avoir parlé des beaux paysages suspendus autour de son berceau, il couronnait l'un de ces petits édifices épistolaires par cette phrase solennelle qui mérite d'être mise au jour :

<< Les Muses sont hospitalières, et il suffit d'être un suppliant pour trouver asile à leurs foyers et protection à leurs autels. >>

En 1834, Petit-Senn visitait la Suisse, l'Allemagne et l'Autriche; deux ans plus tard, il était à Montpellier et à Nîmes. En 1838, il se reposait dans un joli village près de Marseille; l'hiver suivant, nous le retrouvons à Nice, dont le climat le réchauffe, la situation l'enchante, et dont il célèbre les délices dans un gracieux poème, Nice, qui eut bien vite les honneurs de trois éditions.

Enfin, las de courir le monde, et plus que jamais rhumatisant et souffrant, il déposa définitivement son bâton de voyageur à Chêne-bourg, près Genève, dans la maison de son gendre, le docteur Jacquier. Là il

trouva un port dont il ne sortit plus et où il vécut encore plus de trente ans. Mais sa retraite n'était pas celle d'un anachorète; il avait à ses côtés sa fille et son gendre. On sait qu'il avait élevé jusqu'à lui et épousé une bonne et vertueuse ménagère qui l'entourait des soins les plus dévoués, et qui eût réalisé l'idéal du bonhomme Chrysale:

Qu'importe qu'elle manque à parler Vaugelas
Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas !

Mais si, semblable à la femme de Racine, elle ne montait pas en croupe quand son mari chevauchait dans le champ des Muses, elle veillait à son confort, à ses aises, à sa table, et préparait un café dont Brillat-Savarin eût été jaloux et dont se souviennent bien les hôtes survivants du philosophe.

Chêne-bourg devint le Ferney de ce nouveau Voltaire. Ce rapprochement n'a rien de forcé: Petit-Senn, dont les traits étaient plus réguliers et plus sympathiques que ceux du vieil Arouet, avait beaucoup de sa physionomie : un sourire fin et narquois, un regard pétillant de malice, un front large et développé. Au moral, la ressemblance était encore plus frappante: c'était la même intelligence prompte et lucide, la même sagacité qui saisissait au vol les petitesses et les ridicules, la même facilité d'expression qui lui permettait de trouver immédiatement pour chaque idée le mot le plus juste, le plus pittoresque ou le plus piquant. Il avait aussi un peu les mêmes manies; irascible, mais au fond généreux et bon, il s'emportait vite et prenait facilement feu, quitte à se calmer tout aussitôt. Comme Voltaire, il s'est cru moribond toute sa vie; aussi se fâchait-il contre ceux qui cherchaient à le rassurer sur sa santé et s'avisaient de lui trouver bon visage; c'est sans doute à ces maladroits

amis qu'il pensait lorsqu'il se fit cette épitaphe qu'il aurait désiré qu'on gravât sur sa tombe. On a peut-être eu raison de ne pas le faire.

Amis, je me plaignais à tort,
Je vous paraissais bien maussade;
Vous ne m'avez point cru malade,

Maintenant me croirez-vous mort?

La conversation de Petit-Senn était encore plus vive et plus intéressante que ses écrits; il ne se lassait pas de causer, et on se lassait encore moins de l'écouter; sa verve intarissable, et que la vieillesse n'avait point affaiblie, lui fournissait à foison des pensées neuves et délicates, des ripostes charmantes, des épigrammes plaisantes. Toutes les grâces de son esprit passaient sur ses lèvres et doublaient d'attraits par la façon dont il les exprimait et la couleur qu'il leur donnait. On s'amusait autant à entendre ce malin vieillard qu'à écouter une comédie de Labiche. Assis dans son grand fauteuil de tapisserie, au coin de sa cheminée, et toujours occupé à agiter un éventail devant son visage, il tenait sous le charme les visiteurs grands ou petits, célèbres ou obscurs qui, à certains jours, remplissaient son salon et qu'il recevait tous comme des enfants de la maison, sans façon, cordialement, sans perdre le temps en longs compliments. Comme il n'allait plus dans le monde, le monde allait chez lui, et il s'était fait ainsi une petite cour d'amis et d'admirateurs qui l'encensaient délicatement, ce qui ne lui déplaisait pas. Quel est l'homme qui, tenant une plume et faisant des vers, n'ait pas accompli son pèlerinage à Chêne-bourg? Pas un écrivain illustre de la France ou de l'étranger n'a passé à Genève sans être venu s'asseoir au moins une fois auprès de lui, dans, son petit salon. Le jeudi était spécialement le jour des

lettrés et des poètes; ce jour-là, à quatre heures précises, il ne manquait pas d'offrir à ses hôtes prévus ou imprévus le traditionnel bol de café au lait, à la façon des Suisses de la vieille roche. Il aimait bien un peu à parler de lui et du succès de ses livres, mais il se découvrait à ses auditeurs avec tant de grâce et de bonhomie que ceux-ci trouvaient plus de plaisir à ses racontars personnels qu'à tout ce qu'il aurait pu dire d'eux-mêmes ou des autres. Chose à noter, il amusait toujours sans médire jamais; ce qui prouvait plus que tout le reste combien il avait d'esprit, car la médisance est la ressource des bêtes vaniteuses qui courent inutilement après l'esprit et ne rencontrent que la méchanceté. Il avait la passion des autographes, et jamais collectionneur n'en rassembla autant et d'aussi précieux; qu'on appelle cela une innocente toquade, si l'on veut. Comme il était admirablement désintéressé et qu'il donnait de sa prose et de ses vers à qui lui en demandait, il envoyait volontiers aux grands écrivains de l'étranger un exemplaire de l'ouvrage qu'il venait de publier. Si le livre n'avait pas eu de mérite littéraire, ceux-ci n'y eussent répondu que par un remerciement banal, ou même ils n'y auraient pas répondu du tout; mais, dès les premières lignes, ils étaient séduits par la verve et la grâce de l'auteur; ils lisaient l'œuvre jusqu'au bout et, sous l'excellente impression qui leur restait, ils adressaient à l'auteur une lettre d'éloges sentis et parfois même enthousiastes. Béranger écrivait à un littérateur genevois, qui n'était pas Petit-Senn, n'aurait pas prouvé grand' chose, philosophe genevois lui plaisait mier. »

le compliment

<< que le nouveau mieux que le pre

Petit-Senn mis au-dessus de J.-J. Rousseau par un des plus illustres poètes de la France, voilà un jugement qui

témoigne avec quelle faveur notre moraliste était accueilli à Paris, où cependant il ne mit jamais les pieds. Quoi qu'il en soit, ce volumineux album d'autographes faisait le bonheur de son propriétaire, qui aimait fort à le montrer, à l'expliquer, à le commenter. On y trouvait, mêlés dans une confusion toute démocratique, des noms d'artistes, de princes, de reines, de chansonniers, d'hommes d'état, de savants. La plupart des écrivains illustres de l'époque y figuraient : Lamartine, Alfred de Vigny, V. Hugo, Balzac, Ponsard, A. Dumas père, SainteBeuve, Thiers, Guizot, etc., y coudoyaient la reine Hortense et son fils Louis-Napoléon, Cavour et le duc d'Aumale; du reste, pas une ligne qui n'eût été adressée directement à Petit-Senn. Scribe, cependant, ne lui avait pas envoyé le plus petit chiffon de papier. Petit-Senn s'en vengea et s'en consola par un bon mot : « D'où vient qu'on ait appelé Scribe le seul auteur qui ne m'écrive pas ?>>

Cloitré dans sa maison de campagne, l'ermite de Chêne-bourg n'allait jamais à Genève, qu'une demi-lieue seulement séparait de sa demeure, et cela moins encore parce que ses travaux littéraires et ses innombrables visiteurs ne lui en laissaient pas le temps, que parce qu'une superstition d'enfant ou de poète lui faisait croire qu'il lui arriverait malheur s'il franchissait les portes de la ville. En revanche, il faisait de nombreuses promenades dans les environs, où il rencontrait quelquefois des enfants qu'il amenait chez lui pour leur donner du sucre et des gâteaux et pour leur apprendre à lire. Cependant, il cherchait de préférence les sentiers déserts; car, pendant ces sorties, il méditait, ciselait des pensées, composait des vers et, chemin faisant, griffonnait le tout sur son calepin.

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