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des œuvres anciennes que la tradition classique avait si longtemps dédaignées Lessing célébrait Shakespeare ; Wieland le traduisait; mais c'est seulement à Strasbourg que Goethe, qui le nomma plus tard parmi ses éducateurs, à côté d'Eser et de Wieland, devait se prendre pour lui d'un enthousiasme qui lui inspira ses premières pages de critique littéraire. En ce moment, il était encore gêné plus qu'il ne le croit lui-même dans Vérité par les principes que lui avaient inculqués ses professeurs, par son goût pour Boileau et nos classiques, et aussi par l'admiration exclusive qu'Eser lui avait communiquée pour les anciens et leur conception spéciale de la beauté.

et Poésie

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(La fin prochainement.)

EDOUARD ROD.

DEUX VIEUX

NOUVELLE

ces

Le parc de Versailles a ses habitués; les gardiens, qui n'ont pas grand'chose à faire, les connaissent bien, et les marchandes de pain d'épices et de plaisirs aussi. Jamais ni les gardiens ni les marchandes ne confondent les visiteurs, les étrangers, les Parisiens, dédaigneux, avec les vrais habitués ; ils ont une autre façon de lever le nez, de faire crier le sable ou de fouler les feuilles mortes des allées ; ils lorgnent le château, dégringolent les larges escaliers, se font dire les noms des fontaines, ou se promènent sur le tapis vert; ils se moquent des statues, un peu endommagées parfois, il est vrai, et manquent de recueillement dans ce vaste jardin du passé. Ceux-là ne devraient venir que les jours de fête où jouent les grandes eaux.

Parmi les Versaillais eux-mêmes, les gardiens observateurs établissent des catégories : les parents qui se promènent surtout le dimanche et le jeudi pour amuser les collégiens et qui, pour leur propre plaisir, ne viendraient guère au parc; les nounous et bonnes envoyées

à heure fixe avec les petits. Tous ceux-là ne sont pas les vrais habitués, ceux qui aiment le parc, et qui s'y trouvent bien, ceux qui s'installent, qui ont choisi un coin particulier qu'ils affectionnent, qui se sentent en communion d'esprit avec le grand silence, le calme pénétrant des vastes avenues, qui ont plaisir au printemps à voir les marronniers verdir, puis fleurir, qui, à l'automne, écoutent tomber les feuilles roussies ou les gros marrons lourds.

Une habituée très fidèle avait choisi pour son domaine un vaste quinconce, non loin du tapis vert, où les arbres sont particulièrement beaux et croissent en liberté. Presque tous les jours, depuis bien des années, elle y avait son coin, toujours le même, au pied d'un marronnier monstre, d'où l'on pouvait apercevoir le château, et jouir du peu de mouvement qui se produisait dans la partie mondaine du parc, sans pourtant y être mêlé. Cette femme n'était plus jeune; mais, sous ses cheveux tout blancs, prématurément blancs, la figure était restée fraîche, curieusement jolie, les yeux bleus d'une douceur exquise, le sourire charmant. Les gardiens et les marchandes de plaisirs la considéraient comme une personne leur appartenant et qui leur faisait honneur. Ils savaient qu'elle s'appelait Mme de Marelles, que sa bonne, qui lui portait son pliant et l'installait sous son arbre, se nommait Marion, et que les deux femmes habitaient une petite maison au milieu d'un jardin tout près du parc. Mme de Marelles pouvait, en dehors de ses longues visites au parc, mener une vie de femme du monde, avoir des amis, faire des courses, souffrir des choses du dehors ou en jouir, mais les gardiens philosophes en doutaient; elle faisait partie du parc et vivait de silence, de calme, de grandeur assoupie. Les saisons qui

passaient doucement ne la changeaient pas beaucoup plus qu'elles ne changeaient le bassin de Neptune, le bosquet d'Apollon ou le jardin du roi. Ses cheveux blancs semblaient presque une coquetterie, comme la poudre du siècle passé.

Un jour d'automne, un jour doux, un peu triste, au soleil voilé, Mme de Marelles laissa tomber son tricot et se mit à rêver. A vrai dire, elle rêvait beaucoup, cette charmante femme; la vie lui semblait un problème un peu bien difficile à résoudre, malgré sa douce piété et sa ferme croyance dans la bonté et la sagesse divines. Et, tout en rêvant, elle regardait travailler deux enfants, un petit garçon d'une dixaine d'années, une fillette de deux ou trois années plus jeune. Ils se donnaient beaucoup de mal, les petiots, et leur jeu, qui les passionnait, faisait haleter les petites poitrines et poindre la transpiration sur les petits fronts. Beaucoup de feuilles étaient tombées sous les marronniers; les enfants en faisaient de grands tas; ensuite, non sans peine, ils façonnaient ces tas en forme de mobiliers d'abord un beau canapé, avec dossier et bras s'il vous plaît ; puis des chaises, et au milieu un tas un peu informe qui figurait la table. Alors, gravement, ils s'asseyaient sur leur canapé, côte à côte. Ils jouaient à entrer en ménage, et ils étaient tout fiers de leur beau salon ! Ils en causaient, comme ils avaient dû entendre causer une sœur aînée qui se mariait et meublait un nouvel appartement.

Mme de Marelles suivait leurs mouvements. Mais, ce qu'elle voyait, ce n'était pas ces enfants-là, c'était deux autres enfants, garçon et fille, qui, une cinquantaine d'années auparavant avaient, comme ces petits, joué au même jeu et à la même place. Cinquante ans ! Et elle

s'en souvenait comme d'une chose encore proche; elle se rappelait des phrases de son petit ami Antonin, elle entendait encore le son de sa voix, elle voyait encore ses gestes un peu brusques et impérieux. C'était toujours lui qui dirigeait, qui commandait; elle le suivait, trottant à pas menus, fière d'être distinguée par un « grand » comme lui, l'admirant, lui obéissant en toutes choses, tout à fait convaincue, lorsqu'il lui disait : « Maintenant, nous voilà mariés, tu es ma petite femme et voici notre maison,... » que c'était vrai, qu'ils étaient réellement mariés. Elle en éprouvait, au fond de son cœur d'enfant, un grand bonheur, beaucoup de fierté aussi.

Elle avait grandi, convaincue toujours qu'elle appartenait à Antonin Breteuil, qu'elle était, ou qu'elle deviendrait, sa << petite femme. petite femme. » Comment une fillette comme elle, choyée, adorée par sa mère, dont elle était l'unique bonheur, pouvait-elle s'imaginer que ce qu'elle désirait tant, ce qui lui semblait si naturel, ne se ferait pourtant pas? Comment aurait-elle compris que les choses de la vie ne sont pas si unies et si faciles qu'elle se l'imaginait dans la simplicité de son petit cœur? Antonin habitait une grande maison où elle aimait à jouer lorsqu'il faisait trop mauvais pour aller au parc; ses deux sœurs avaient de plus belles robes qu'elle n'en avait elle-même, mais elle n'y faisait guère attention.

Ce ne fut que beaucoup plus tard qu'elle finit enfin par comprendre. Antonin, lui, tout en grandissant, avait gardé son affection pour la jolie petite Claire; à lui, aussi, il semblait qu'ils étaient faits l'un pour l'autre. Cependant, les raisons données par sa famille ne pouvaient être traitées légèrement. Claire, de bonne souche il est vrai, n'avait pas le sou; lui, élevé dans un certain luxe, mais non pas fils unique, devait chercher à faire

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