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mander les mesures qu'il avait cru devoir prendre en secret pour le cas d'une agression de ses adversaires. Les élections lui avaient donné, il est vrai, une forte majorité de sièges au grand conseil, ce qui ne faisait pas un doute avec les circonscriptions électorales actuelles, mais le parti radical arrivait à avoir à peu près le même nombre de suffrages, et prétendait que, sans les exclusions, il aurait eu la majorité populaire. S'il en avait été réellement ainsi, peut-être les radicaux eussent-ils commis la faute impardonnable de chercher à renverser le gouvernement. Celui-ci était donc fondé à se dire menacé, mais il aurait dû se contenter de sa victoire et révoquer en silence les ordres qu'il avait donnés en vue d'un cas qui ne s'est pas produit. Au lieu de cela, des bandes armées de ses partisans se promenaient sur le Monte-Cenere, surveillant les trains, de peur qu'ils ne continssent des radicaux se rendant à Bellinzone, s'approchant de Lugano et bivouaquant dans son voisinage. Le gouvernement mettait en outre sur pied une compagnie de troupes plus ou moins hétérogènes et télégraphiait à Berne que des désordres étaient à prévoir. Le conseil fédéral, informé du reste que l'Italie rapprochait des troupes de la frontière, n'hésita plus à déclarer l'intervention fédérale, à charger M. Borel des fonctions de commissaire et à placer sous son commandement la compagnie levée par l'autorité cantonale.. M. Borel ordonna la dissolution immédiate de tous rassemblements, puis, quelques désordres s'étant produits à Intragna, à Locarno et à Lugano, il demanda l'envoi d'un juge fédéral d'instruction, conséquence inévitable de l'occupation, attendu que, d'après l'art. 112 de la constitution fédérale et l'art. 52 du code pénal fédéral, les délits qui sont la cause ou la conséquence de l'intervention armée de la confédération relèvent de la juridiction fédérale. Les troupes tessinoises furent alors licenciées et remplacées par un des bataillons du régiment 23, de Zurich.

Faisant usage de ses pouvoirs de commissaire, M. Borel ordonna l'élargissement d'un radical incarcéré à Locarno et de trois conservateurs arrêtés à Lugano par la municipalité et remis à l'autorité cantonale. Cet élargissement eut lieu sans trop de difficulté. Mais il n'en fut pas de même pour un nommé Belloni, emprisonné par le préfet de Lugano sous la prévention

d'avoir frappé dans une bagarre l'avocat Soldati et un autre membre du parti conservateur, Molinari, ce dernier arrêté d'ailleurs par la municipalité de Locarno, et dont M. Borel avait aussi ordonné l'élargissement. Le commissaire fédéral jugea qu'il n'y avait pas lieu non plus de maintenir Belloni en état d'arrestation, mais le gouvernement se refusa à le mettre en liberté; sur les injonctions réitérées de M. Borel, il consentit à donner l'ordre à son préfet de le relâcher, mais celui-ci déclara nettement qu'il n'obéirait pas. Après avoir renouvelé inutilement ses injonctions, le commissaire fédéral ordonna l'élargissement par la force, ce qui fut exécuté par le lieutenant-colonel Locher, commandant du régiment zuricois, qui dut faire enfoncer à coups de hache la porte de la prison. Cet incident pénible jette un jour singulier sur l'état des choses dans le Tessin d'abord, le gouvernement se met en état de résistance contre la confédération, puis c'est le préfet qui désobéit aux ordres de ses supérieurs immédiats. Si les choses allaient partout en Suisse de la même manière, dans quel état d'anarchie ne serions-nous pas? Que le gouvernement proteste et déclare vouloir recourir à l'assemblée fédérale et au tribunal fédéral contre ce qu'il envisage être des abus de compétence, c'est assurément son droit, mais que l'un de ses fonctionnaires s'oppose par la force à l'exécution des ordres reçus, c'est ce qui n'est pas admissible. Le conseil fédéral a la responsabilité de ses actes; s'il agit contrairement à la constitution, il en doit compte à l'assemblée fédérale, mais ce n'est pas à une autorité inférieure à se mettre au-dessus de lui.

La nécessité de respecter le principe d'autorité est d'ailleurs proclamée par le gouvernement tessinois lui-même lorsque cela lui convient. Un autre incident fâcheux s'est produit, qui démontre qu'on ne doit jamais s'écarter de ce principe: il paraît établi qu'un certain nombre de municipalités radicales ont fait voter les exclus, contrairement aux décisions gouvernementales. C'est une conduite blâmable et qui ne peut être tolérée. Aussi ne peut-on qu'approuver le grand conseil cantonal d'avoir décidé que des poursuites étaient nécessaires. Seulement, à teneur de l'art. 112 de la constitution fédérale, ces poursuites doivent être exercées par le procureur-général de la confédération et non par l'autorité cantonale. Aussi le conseil fédéral a-t-il

dû revendiquer sa compétence. Le gouvernement tessinois ayant momentanément renoncé à poursuivre, tout en recourant au tribunal fédéral, le conflit entre les deux souverainetés sera liquidé par la voie régulière, ce dont on ne peut que se féliciter.

Nous omettons de parler de divers autres incidents survenus dans cette regrettable affaire. Nous nous sommes essentiellement borné à résumer les faits d'une manière objective, dans le sens où ils sont considérés à Berne dans les régions fédérales, et en attendant que lumière complète soit faite sur la situation, sur les fautes des deux partis, et sur celles qui peuvent être aussi reprochées au conseil fédéral. La session des chambres, qui s'est ouverte le 25 mars, a été nantie par l'autorité exécutive d'un rapport qui ne manquera pas d'être examiné à fond et de donner lieu à des discussions peut-être assez vives. Il y a donc lieu de suspendre tout jugement jusqu'à ce qu'on soit éclairé complètement par les débats des chambres et par les documents nombreux dont on annonce la publication.

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La session fédérale sera d'ailleurs importante sous plus d'un rapport. Les chambres auront à s'occuper en dernier débat de la loi sur la poursuite pour dettes qui, au milieu de beaucoup de questions irritantes, aura bien de la peine à éviter l'écueil du referendum. Elles traiteront, en outre, une question confessionnelle : le recours scolaire de Lichtensteig, dont nous avons déjà parlé précédemment ; le traité de commerce avec l'Italie; la loi sur les téléphones, très attaquée. Une bonne partie des objets à l'ordre du jour devront sans doute être reportés à la session de juin.

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Une affaire qui a partagé l'attention avec les élections tessinoises est celle dite des « bombes, » à Zurich. Deux étudiants, ou soi-disant tels, un Russe nommé Brinstein, et un Polonais, nommé Denbski, étaient occupés sur le Zurichberg à essayer des engins explosibles. Une bombe a éclaté et les a blessés grièvement. Brinstein est mort après trente heures d'horribles souffrances. Denbski vit encore, mais n'en vaut guère mieux. L'enquête ouverte a établi que ces essais étaient destinés à profiter à la propagande de fait, mais les deux victimes se sont défendues d'avoir préparé un attentat spécial. Un certain

BIBL. UNIV. XLII.

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nombre d'arrestations d'étudiants russes ont eu lieu. Ces gens pullulent en Suisse. Il y en a plus de deux cents dans nos universités et dans l'Ecole polytechnique, et il paraît de plus en plus démontré qu'ils ne viennent pas chez nous, au moins en bonne partie, pour se livrer à des études purement scientifiques. La conviction s'impose aussi de plus en plus que nos universités sont beaucoup trop coulantes dans l'admission des étudiants; elles les acceptent même sans connaissances préparatoires suffisantes et sans papiers sérieux, uniquement pour grossir le nombre de leurs inscriptions. Seulement, le reste du peuple suisse ne l'entend pas ainsi. Il y va de la sécurité intérieure et extérieure de notre pays; nous ne voulons pas être un foyer de conspirations contre la tranquillité des autres pays, et les essais de dynamite tentés sur notre sol ne laissent pas d'être dangereux pour nous-mêmes. Aussi faut-il espérer que des mesures énergiques seront prises pour nous débarrasser de ces conspirateurs. Chose remarquable, les journaux socialistes eux-mêmes demandent ces mesures, car ils sentent à merveille combien de tels alliés sont compromettants. A la bonne heure! le gouvernement fédéral ne demande pas mieux sans doute que de répondre à leur désir.

Lausanne, 28 mars 1889.

BULLETIN LITTÉRAIRE

ET BIBLIOGRAPHIQUE

LA CIVILISATION ET LA CROYANCE, par Charles Secrétan. 1 vol. in-8°. Lausanne, Payot, 1888.

Les sociétés civilisées sont en décadence, et menacées d'une catastrophe. Si juste que soit le principe sur lequel est fondée la démocratie, celle-ci est cependant grosse de dangers. On doit craindre que les masses populaires, impatientes de toute supériorité, ne suppriment la liberté, et que dans leur désir légitime mais mal éclairé, d'améliorer leur sort, elles ne détruisent la propriété privée ou ne l'entourent de restrictions telles que l'essor de la production en sera arrêté. Une pareille transformation ne pourrait d'ailleurs s'accomplir sans une crise terrible, dans laquelle la civilisation risquerait de sombrer. Cette situation n'est pas sans remède. Une rénovation morale d'un certain nombre d'hommes influents, soit dans la classe ouvrière soit dans les classes fortunées, pourrait éviter la catastrophe et la remplacer par une réforme progressive et bienfaisante. Mais les doctrines qui sont à la mode, et qu'on répand dans le public sous l'autorité de la science, ne sont pas faites pour favoriser cette rénovation. Elles sont déterministes et athées. Au moment où il serait plus que jamais indispensable de réveiller le sentiment de la liberté morale, on affirme que la liberté est une illusion. Au moment où la haine risque de consumer l'édifice social, on traite de superstition la croyance au Dieu d'amour. C'est donc faire œuvre utile que d'opposer à la philosophie courante une autre philosophie qui prend pour point. de départ la croyance à l'obligation et à la liberté morale, et

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