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dant causer ces rustres, on perçoit avec une netteté singulière combien les mêmes choses réagissent diversement sur des intelligences d'ordre différent. Vérité certes bien connue, souvent proclamée par les moralistes, jamais encore vulgarisée par un écrivain créateur (sauf peut-être par Pierre Loti dans Mon frère Yves, mais non avec une telle richesse de conséquences). Or, qu'importe que quelques-uns sachent en théorie que le mécanisme des idées n'est pas le même dans toutes les classes, qu'un cerveau d'ouvrier ne se sert pas dans ses raisonnements de la même logique qu'un cerveau d'homme du monde ou d'économiste? Nulle vérité n'est vraiment comprise, nulle ne fait vraiment partie du patrimoine d'idées que chaque génération lègue aux suivantes, tant que l'art ne l'a pas revêtue d'une forme matérielle. Par lui seulement celle dont nous parlons peut entrer dans la conscience de l'humanité, pour prévenir peut-être ou adoucir les luttes de demain.

Et, s'il est trop naïf de croire que les hommes essayeront jamais de comprendre d'un cœur sincère pourquoi ils se comprennent si peu, il n'en reste pas moins que les livres de Tolstoï sont bons parce qu'ils nous enseignent à aimer nos semblables. Oui, même ce drame de ténèbres est un spectacle sain par la pitié qu'il inspire. Chez la plupart des réalistes français, j'y reviens toujours, le parallèle s'impose, chez les plus forts surtout, on sent un mépris singulier des petits, de cette humanité qui gagne son pain à la sueur de son front, et n'a pas le loisir de cultiver son intelligence. Pour trouver grâce devant eux, il faut avoir des goûts artistiques, et les leurs pardessus le marché. Le pire travers à leurs yeux, le seul qui ne soit pas pardonné, c'est d'être ridicule ou seulement vulgaire. On dirait que tout ce qui n'est pas capable de sentir le frisson du beau à la lecture d'une page de Flaubert fait partie d'une humanité inférieure, d'une sorte de race intermédiaire entre l'homme de lettres et l'animal, comme si eux-mêmes ils vivaient d'une vie purement intellectuelle, comme s'ils n'avaient pas, eux aussi, quelquefois des mots bêtes, comme s'ils ne savaient

accorder aucune satisfaction à leur animal humain. (Il va sans dire qu'il y a comme partout des exceptions, M. Daudet, pour ne prendre qu'un exemple.) Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de l'impression désolée et desséchante que vous laissent les chefs-d'œuvre de cette école. L'humanité y est vue sans sympathie.

Chez les Russes, au contraire, chez Tolstoï, chez Dostoïevsky, on devine un ardent amour pour tous ceux que la vie écrase. Ils ne méprisent personne, pas même l'ivrogne. Ils ne jugent pas les hommes uniquement d'après leur intelligence ou le degré de culture de leur esprit. Le premier rang est à celui dont l'âme est la meilleure. Car toujours dans leurs livres, comme dans la vie, le bien est à côté du mal, en lutte avec lui. Pour tout dire d'un mot, l'artiste, en eux, n'a pas tué tout ce qui n'était pas lui, comme une branche gourmande qui prend à elle toute la sève. Ce sont avant tout des hommes, et ils ne sont pas pour cela de moins admirables artistes.

HENRI WARNERY.

CHRONIQUE PARISIENNE

La huitième exposition des femmes peintres. Ce que M. de Maistre en aurait dit. M. Octave Feuillet: jadis et aujourd'hui. Le divorce de Juliette. Livres nouveaux. Un potin académique.

Votre chroniqueur a eu l'honneur d'être invité par l'Union des femmes peintres et sculpteurs à visiter sa huitième exposition annuelle. Cette exposition est installée aux Champs-Elysées, dans un des pavillons du Palais de l'industrie. Elle comprend quatre ou cinq salles renfermant un peu de tout : de l'huile, de l'aquarelle, du pastel, du crayon; des portraits, des tableaux de genre, des compositions allégoriques, des paysages, des natures mortes; du plein air, du clair-obscur, de l'impressionnisme, du luminisme, du vieux jeu, du rococo, du rien du tout. Il y a de jolies choses, de bonnes choses et de mauvaises choses. Il y en a d'autres qui ne sont ni bonnes, ni mauvaises, ni jolies, ni laides: elles sont, comment diraije? — elles sont comme si elles n'étaient pas. L'ensemble de l'exposition a un air, comment dirai-je encore, un air d'écolier. Il y a d'excellents élèves et des cancres, la tête et la queue de la classe, mais tout cela manque un peu de personnalité, même dans quelques très bons portraits, où se fait trop sentir l'influence du maître dont on a suivi les leçons.

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Je songeais, tout en regardant, à la délicieuse petite querelle de Joseph de Maistre avec sa fille Constance, à propos des femmes. Mile Constance avait quinze ans, beaucoup d'esprit et une grande confiance dans les capacités de son sexe. Son père, émigré en 1793, discutait avec elle par lettres. En 1808, il lui écrivait de Pétersbourg :

Tu me demandes donc, ma chère enfant, après avoir lu

mon sermon sur la science des femmes, d'où vient qu'elles sont condamnées à la médiocrité? Tu me demandes en cela la raison d'une chose qui n'existe pas et que je n'ai jamais dite. Les femmes ne sont nullement condamnées à la médiocrité ; elles peuvent même prétendre au sublime, mais au sublime féminin. Chaque être doit se tenir à sa place, et ne pas affecter d'autres perfections que celles qui lui appartiennent... Permis aux poètes de dire :

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Le donne son venute in eccellenza

Di ciascun arte ove hanno posto cura 1.

» Je t'ai fait voir ce que cela vaut. Si une belle dame m'avait demandé, il y a vingt ans : Ne croyez-vous pas, mon› sieur, qu'une dame pourrait être un grand général comme un » homme? je n'aurais pas manqué de lui répondre : « Sans » doute, madame. Si vous commandiez une armée, l'ennemi se jetterait à vos genoux, comme j'y suis moi-même; personne » n'oserait tirer, et vous entreriez dans la capitale ennemie au › son des violons et des tambourins. » Si elle m'avait dit : « Qui m'empêche d'en savoir en astronomie autant que Newton? » je lui aurais répondu tout aussi sincèrement : « Rien du tout, » ma divine beauté. Prenez le télescope, les astres tiendront à grand honneur d'être lorgnés par vos beaux yeux, et ils s'em> presseront de vous dire tous leurs secrets. »

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Mile Constance se fâcha. Elle n'entendait pas raillerie sur l'égalité des sexes, et une phrase de la lettre l'avait horriblement choquée. M. de Maistre terminait son petit discours, dont nous n'avons pu donner qu'un fragment, par ces lignes: «En un mot, la femme ne peut être supérieure que comme femme; mais, dès qu'elle veut émuler l'homme, ce n'est qu'un singe. >

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Mile Constance répondit de la bonne encre aux impertinences de monsieur son papa, qui riposta à son tour par la lettre célèbre Voltaire a dit, à ce que tu me dis (car, pour moi, je n'en sais rien: jamais je ne l'ai tout lu, et il y a trente ans que je n'en ai lu une ligne), que les femmes sont capables de faire

1 Les femmes ont excellé dans tous les arts qu'elles ont abordés.

tout ce que font les hommes, etc. ; c'est un compliment fait à quelque jolie femme, ou bien c'est une des cent mille et mille sottises qu'il a dites dans sa vie. La vérité est précisément le contraire. Les femmes n'ont fait aucun chef-d'œuvre dans aucun genre. Elles n'ont fait ni l'Iliade, ni l'Enéide, ni la Jérusalem délivrée, ni Phèdre, ni Athalie, ni Rodogune, ni le Misanthrope, ni Tartuffe, ni le Joueur, ni le Panthéon, ni l'église de Saint-Pierre, ni la Vénus de Médicis, ni l'Apollon du Belvédère, ni le Persée, ni le livre des Principes, ni le Discours sur l'histoire universelle, ni Télémaque. Elles n'ont inventé ni l'algėbre, ni les télescopes, ni les lunettes achromatiques, ni la pompe à feu, ni le métier à bas, etc; mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela; c'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme et une honnête femme. »

Tout son esprit ne put lui faire pardonner son singe. Mile Constance ne digérait pas d'avoir été appelée singe. En 1809, il se décida à lui faire des excuses à sa manière : « Je n'ai jamais dit que les femmes soient des singes: je te jure, sur ce qu'il y a de plus sacré, que je les ai toujours trouvées incomparablement plus belles, plus aimables et plus utiles. que les singes. J'ai dit seulement, et je ne m'en dédis pas, que les femmes qui veulent faire les hommes ne sont que des singes. »

Ces lettres charmantes disent tout ce qu'il y a à dire sur l'exposition des femmes peintres et sculpteurs. Sans aucun doute, les femmes feront encore des progrès. Elles sont laborieuses, comprennent vite et ne se découragent pas. Sans aucun doute aussi, il y aura parmi elles des exceptions, des êtres particulièrement bien doués, qui s'élèveront au-dessus de la moyenne. Mais on peut prédire dès à présent que ces exceptions seront infiniment plus rares et moins éclatantes que chez les hommes. En peinture, comme en littérature, comme en musique, on ne pourra jamais considérer leurs œuvres sans se rappeler la tirade de M. de Maistre : Les femmes... n'ont fait ni l'Iliade, ni l'Enéide, etc.

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Je me rappelle le temps, très lointain, où je me cachais sous les tables pour écouter, tandis qu'on lisait le dernier ro

BIBL. UNIV. XLII.

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