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et il lui plaisait assez que la réconciliation eût été silencieuse. Quand le diacre, un peu remis, eut repris sa vie habituelle, tous ceux qui avaient affaire à lui remarquèrent qu'il s'était adouci pour chacun et pour Celdy en particulier; il donnait davantage à la bourse des pauvres, et pas moins aux missions; il parcourut tout le domaine du squire Willet et ne ricana pas une seule fois devant les machines nouvelles et leur fonctionnement; de son propre mouvement il alla faire une visite à Hannah, en échange de toutes celles qu'il en avait reçues ; il serra la main de la vieille mistress Case, qui était aussi heureuse de lui souhaiter la bienvenue que s'il eût toujours été le meilleur des gendres, et il commença à nouer une intimité si complète avec master Sammy que, dès lors, le grand-père et le petit-fils n'étaient jamais plus heureux que quand ils étaient ensemble. Sam n'avait qu'à empoigner le doigt noueux de son grand-père pour l'entraîner dans les endroits les plus étonnants, en tout temps et en toute saison, jusqu'à ce que Hannah y mit le holȧ par sollicitude pour son beau-père, au grand scandale du petit homme qui ne pouvait se figurer que les grandspères fussent faits pour autre chose que pour être utiles à leurs petits-enfants.

Avant la fin de l'année suivante, terme du bail de la ferme du squire, la vieille mistress Case s'en était allée au ciel dans un paisible sommeil; elle fut pleurée comme on pleurera toujours un vrai modèle de douceur et de charité chrétiennes, quoique ce ne soit que pour nous que nous nous affligions et non pour ceux que la mort rend à leur patrie céleste. Le diacre arriva de bonne heure le jour de l'enterrement et, devant le cercueil où il regardait pour la dernière fois ce visage si vieux et si paisible, Hannah, que le bruit de la voix avait attirée sur le pas de la porte, l'entendit se parler ainsi rêveusement à luimême :

« Oui, le Seigneur a ses voies particulières pour dompter les hommes opiniâtres. Je n'ai pas voulu lui venir en aide dans sa misère, et la voilà qui sera là-haut dans les demeures éternelles. Elle est une sainte, et je ne sais pas, moi, si je serai digne de me tenir à la porte... ›

Le diacre Sparks remit sa ferme à Celdy, avec pleins pouvoirs

de la cultiver à son gré, tandis que lui vivrait sur ses intérêts, selon l'expression consacrée de Hanover. Les bénéfices faits par Celdy chez le squire lui permirent de se bâtir une petite maison à lui, car ni ses désirs, ni son bon sens ne lui permirent d'accepter la proposition de son père de vivre tous ensemble. Quelques années, dorées par le soleil, brillèrent sur les derniers temps de la vie du diacre, qui ne se remit pourtant jamais entièrement de sa grande maladie. Et, quand une lente consomption le conduisit doucement au tombeau, il eut de longs entretiens avec M. Fletcher qu'il avait appris, lui aussi, à aimer. Ce fut dans l'un de ces derniers entretiens qu'il lui dit un jour :

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- Je suis un homme changé sur beaucoup de points, monsieur Fletcher, et c'est l'œuvre de Celdy. Je ne suis plus capable maintenant de juger mal la religion de personne, car je vois comment elle a agi sur Celdy en faisant, du plus indiscipliné des garçons, un homme vraiment sage et bon. Il vaut cent fois mieux que moi; il ne se cramponne pas à la vie de ce monde comme je l'ai fait. Pour lui, il y a quelque chose de mieux que les dollars et, de le voir, ça a renversé tous mes mauvais sentiments d'autrefois sur les gens de la nouvelle école. Je veux bien vous le dire, pasteur Fletcher, comme prêche rien ne vaut la vie et, si vous voulez convertir le monde, conseillez à vos auditeurs de vivre comme s'ils croyaient aux Ecritures et aimaient à y croire. Tous vos beaux discours du dimanche sur la nature, la philosophie, les doctrines, une chose et l'autre, n'amèneront pas le millénium plus vite. Ça n'est pas bien de renier le Seigneur pendant six jours de notre travail, et de se plaire à entendre parler de lui le dimanche en grands mots qu'on ne comprend pas. Les enfants du siècle sont trop avisés pour se laisser prendre par tout ce beau parlage. Ils ont la Bible entre les mains aussi bien que les professeurs, et ils savent que, si le Seigneur dit que la religion veut qu'on agisse loyalement, qu'on aime la charité, qu'on marche avec humilité devant Dieu, un homme qui ne fait pas une seule de ces choses n'est pas religieux, quand bien même il serait diacre dans trois églises, et membre inscrit de toutes les sociétés de missions possibles.... J'ai été moi-même assez longtemps une pierre d'a

choppement pour savoir de quoi il retourne; et la première chose qui m'a fait réfléchir, ç'a été de voir un vrai chrétien à l'œuvre, et ce fut Celdy: après Dieu, c'est à vous qu'il le doit, que vous soyez ou non un homme de la nouvelle école.... D'ailleurs, ajouta le vieillard après un accès de toux qui l'avait interrompu, je suis trop près du Jourdain pour croire qu'il y a des écoles de l'autre côté. C'est comme lorsqu'on marche dans la raie lumineuse du dernier rayon du soleil couchant qui a l'air d'être tout près de nous vous ne pouvez rien discerner autour de vous à cause de la grande lumière qui vous enveloppe, tout ce que vous savez, c'est que tout est lumière, joie et vie ; il n'y a pas de taches: tout est réuni, tout est bien....

Amen! dit M. Fletcher en inclinant la tête et en ajoutant aux simples paroles du vieillard les seuls mots qui pussent les terminer et les sceller:

« Là où il n'y a ni Grecs, ni Juifs, ni circoncis, ni incirconcis, ni barbares, ni Scythes, ni esclaves, ni libres, mais où Christ est tout, et en tous. »

ROSE TERRY COOKE.

VARIÉTÉS

UN DRAME RUSSE

La puissance des ténèbres, drame en cinq actes, par le comte Léon Tolstoï. Traduit avec l'autorisation de l'auteur par E. Halpérine. — 1 vol. in-12. Paris, Perrin, 1887.

Au moment où l'on se plaint en France que le théâtre se meurt, qu'aucune grande œuvre ne surgit plus, voici que tout au loin, dans la Russie à demi barbare, un des plus grands esprits de l'humanité écrit, pour les moujiks dont il a voulu partager la vie, une des œuvres dramatiques les plus fortes qui aient paru depuis Shakespeare. Lui qui, dans ses inimitables romans, analysait avec tant de pénétration l'âme complexe des civilisés, lui qui savait, avec une si minutieuse exactitude, rendre le miroitement des pensées, noter la constante évolution des caractères, il va mettre en scène un monde grossier et primitif, un monde d'instincts et d'appétits, en proie tout entier, selon le titre mystique de son livre, à la puissance des ténèbres. Et, je ne sais par quel prodige de génie cela est possible, ces simples sont aussi vivants, aussi réels que les personnages compliqués de Guerre et Paix ou d'Anna Karénine. Ils se dressent, eux aussi, devant nous, chacun avec sa physionomie indéfinis

sable et pourtant bien personnelle. Ce sont, eux aussi, des hommes, non des êtres de raison, des passions faites chair. Si primitifs qu'ils soient, leur caractère n'est pas d'un bloc. A un mot d'eux, vous les reconnaîtriez, mais vous ne sauriez dire pourquoi. Ils sont simples, mais non simplifiés par un procédé littéraire; ils ont l'air copiés sur la réalité, ou pour mieux dire, transportés tels quels de la réalité dans la fiction. Leur âme a un fond qui n'est pas visible. Ils échappent à l'analyse comme tout ce qui vit.

Ils ne sont pas beaux, certes, pour la plupart; leur monde n'est pas celui où l'on aimerait à couler ses jours, même avec les nerfs les moins délicats. Ils vont jusqu'aux extrêmes de la grossièreté. Hommes, femmes, presque tous, ils s'enivrent de vodka. L'un d'eux laisse échapper cette confidence: « Pendant trois semaines de suite, je n'ai pas cessé de boire : j'ai bu mes dernières culottes; quand je n'ai plus eu de quoi boire, alors seulement je me suis arrêté. »

Ce qu'ils font est terrible. C'est comme dans les grandes histoires tragiques de l'antiquité, mais non plus poétisé par l'éloignement ou voilé par l'élégance du langage, un épouvantable déchaînement de la férocité humaine. Je n'essayerai pas de raconter le drame. Ce n'est pas qu'il soit, comme tant d'autres productions russes, si touffu, si complexe, que l'analyse en devienne pour ainsi dire impossible. Il est au contraire d'une simplicité classique. Si le lecteur français a quelque peine à s'y retrouver d'abord, cela tient uniquement à ces noms étrangers: Anissia, Anioutka, Akoulina, qui pour lui se ressemblent tous. Mais, outre que ce résumé ne saurait être mis sous tous les yeux, il serait, je crois, fort déplaisant, et surtout il risquerait de donner une idée très fausse du livre en le ramenant aux proportions d'un vulgaire fait-divers. Séduction, adultère, empoisonnement, inceste, infanticide, voilà tout en cinq mots. Tout et rien, comme on voit, car, si de cette matière banale un Tolstoï a pu produire un chef-d'œuvre, un autre peut-être n'en eût su faire qu'une œuvre banale. Quelle pureté de génie n'a-t-il pas fallu pour

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