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mœurs, il faut commencer par contenter le besoin et l'intérêt ; il faut donner quelques terres à tout le monde.

Il faut, par la même raison, un domaine et des revenus publics en nature.

Je défie que la liberté s'établisse, s'il est possible qu'on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre de choses; je défie qu'il n'y ait plus de malheureux, si l'on ne fait en sorte que chacun ait des terres.

Là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres rien ne se consomme dans les pays de grande culture. Un homme n'est fait ni pour les métiers, ni pour l'hôpital, ni pour les hospices, tout cela est affreux. Il faut que l'homme vive indépendant, que tout homme ait une femme propre et des enfants sains et robustes; il ne faut ni riches ni pauvres.

Un malheureux est au-dessus du gouvernement et des puissances de la terre; il doit leur parler en maître. Il faut une doctrine qui mette en pratique ces principes, et assure l'aisance au peuple tout entier.

L'opulence est une infamie; elle consiste à nourrir moins d'enfants naturels ou adoptifs qu'on n'a de mille livres de revenu.

Il faut tirer les assignats de la circulation en mettant une imposition sur tous ceux qui ont régi les affaires, et ont travaillé à la solde du Trésor public.

Il faut détruire la mendicité par la distribution des bien nationaux aux pauvres.

Le compromis reste évidemment peu satisfaisant et surtout peu pratique. Saint-Just n'a pu manquer de s'en apercevoir; aussi le plan d'éducation qu'il trace sur un autre feuillet est-il destiné à créer cette vertu indispensable à la solution des difficultés économiques. Cela explique sa sévérité qui n'a jamais été dépassée, même dans les rêves les plus hardis des communistes contemporains :

L'enfant, le citoyen appartiennent à la patrie. L'instruction commune est nécessaire. La discipline de l'enfance est rigou

reuse.

On élève les enfants dans l'amour du silence et le mépris des rhéteurs. Ils sont formés au laconisme du langage. On doit leur interdire les jeux où ils déclament et les accoutumer à la vérité

simple. Les enfants ne jouent que des jeux d'orgueil et d'intérêt ; il ne leur faut que des exercices.

Les enfants mâles sont élevés, depuis cinq jusqu'à seize ans,` par la patrie.

Il y a des écoles pour les enfants depuis cinq ans jusqu'à dix. Elles sont à la campagne. Il y en a une dans chaque section et une dans chaque canton.

Les enfants, depuis cinq ans jusqu'à dix, apprennent à lire, à écrire, à nager.

On ne peut frapper ni caresser les enfants. On leur apprend le bien, on les laisse à la nature.

Celui qui frappe un enfant est banni.

Les enfants sont vêtus de toile dans toutes les saisons. Ils couchent sur des nattes et dorment buit heures.

Ils sont nourris en commun et ne vivent que de racines, de fruits, de légumes, de laitage, de pain et d'eau.

Les instituteurs des enfants, depuis cinq ans jusqu'à dix, ne peuvent avoir moins de soixante ans et sont élus par le peuple parmi ceux qui ont obtenu l'écharpe de la vieillesse.

L'éducation des enfants, depuis dix jusqu'à seize ans, est militaire et agricole.

Et cela continue sur ce ton. Il y a même un projet d'assemblée d'enfants:

Ce serait peut-être une sorte d'instruction propre aux Français que des société d'enfants présidées par un magistrat qui indiquerait les sujets à traiter, et dirigerait les discussions...

En face de cette affreuse rigueur à laquelle Saint-Just est logiquement parvenu, il faut placer maintenant le scepticisme de Boissy d'Anglas. Sur plusieurs points, ils semblent d'accord. Saint-Just écrivait

J'entends dire à beaucoup de gens qu'ils ont fait la Révolution. Ils se trompent, elle est l'ouvrage du peuple Mais savezvous ce qu'il faut faire aujourd'hui et qui n'appartient qu'au législateur même ? C'est la République.

Boissy d'Anglas écrit de son côté :

La royauté a été abolie sans que la République ait été pour cela créée.

Il a bien vu lui aussi que c'étaient les questions économiques qui avaient fait échouer la Révolution.

Le luxe per les Etats, mais on n'a pas assez marqué de quelle manière il les perdait. Cette manière est différente suivant la différence des gouvernements; mais toutes s'accordent en ceci qu'elles établissent une nouvelle puissance, celle de l'argent, laquelle envahit toutes les autres...

Il y a cette différence entre le papier monnaie et l'or monnayé que le premier, illimité dans sa quantité, est limité dans ses effets, tandis que le deuxième, limité dans sa quantité, est illimité dans ses effets.

Mais là où il se sépare de Saint-Just, c'est dans la critique de l'égalitarisme. Saint-Just est pessimiste comme Alceste, et Boissy d'Anglas comme Philinte:

Ce n'est pas la liberté que les hommes veulent, c'est la domination. La liberté n'est pas dans la nature, c'est l'ascendant de la force sur la faiblesse ; les sauvages ne sont pas libres, ils sont dominés les uns par les autres suivant qu'ils sont plus forts ou plus faibles. Dans les nations civilisées, ceux qui demandent le plus hautement la liberté sont ceux qui la veulent le moins; ils ne la désirent que comme une garantie contre ceux qui voudraient les asservir et comme une assurance qu'ils pourront attendre sans danger l'instant où ils pourront asservir les autres... L'égalité n'a été acceptée de bonne foi par personne dans la révolution française. Chacun voulait abaisser celui qui avait été plus élevé que lui, non pour le retenir à sa hauteur, mais pour se placer lui-même au-dessus..... Ce n'est pas l'amour de la liberté qui a suscité chez les Anciens tous ces grands actes de vertu que nous admirons après tant de siècles, c'est l'amour de la patrie qui a sa source dans le besoin de dominer et qui, pour mieux dire, est le besoin de dominer soi-même par le secours du pays auquel on appartient.... On s'identifie avec lui tant par les sacrifices qu'on lui fait que par l'appui qu'on en obtient.

L'aventure bonapartiste a ramené Boissy d'Anglas à l'homme selon Hobbes pour qui la force seule compte.

Nous avons vu, depuis, le libéralisme optimiste renaître de ses cendres et grandir jusqu'à l'avènement du suffrage

"

universel. Malgré tous les obstacles auxquels il se heurte à partir de 48, il fleurit encore de nos jours en certains domaines sous sa forme la plus théorique - égalitarisme à

la Condorcet

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par exemple dans le suffragisme féministe et les principes wilsoniens.

Mais nous avons vu aussi, à côté du nationalisme hypertrophique, se développer et se flétrir les belles utopies saintsimoniennes ; nous avons vu surgir de terre les cités géantes et les sociétés anonymes; les grandes inventions du XIX siècle ont donné à l'industrialisme un prodigieux essor et l'hymne à la production, à la centralisation et à la division du travail ne cesse de retentir de plus en plus fort à nos oreilles. Les dantonistes avaient une manière très simpliste d'accepter la primauté de l'économique par la corruption parlementaire. Notre moderne croyance à la valeur de la production n'inspire-t-elle pas aujourd'hui à nos contemporains une aussi grande souplesse de conscience, de plus en plus honorablement adaptée à la naïveté des lois ?

La liberté, disait Saint-Just, fait la guerre à la morale. Nous avons vu venir le jour où l'économie libérale, au nom du machinisme et de Taylor, fait la guerre à la liberté. Les temps sont revenus où l'on va trouver les rentiers à côté des prolétaires en cette alliance étrange contre les puissances signalées par M. Mathiez dans une conférence sur les origines de la Révolution (1).

L'optimisme libéral devenu l'optimisme industrialiste, devant les difficultés croissantes n'est pas près de désarmer et nous rencontrens chaque soir un technicien, un réaliste, retour d'Amérique quand ce n'est pas d'All magne, d'Italie ou de Russie prêt à nous ouvrir sa valise d'universitaire ou de commis-voyageur, pour en tirer un plan bien tassé de redressement européen.

Les choses en sont au point qu'il y a des individus et des peuples chez lesquels la volonté de paix, c'est-à-dire de pro

(1) A. Mathiez: La question sociale pendant la Révolution française, p. 15.

duction, pourrait devenir plus dangereuse que la passion de leurs pères pour la guerre fraîche et joyeuse.

Cependant, en face de cet optimisme colossal, nous avons vu se dresser un pessimisme égalitariste, d'abord diffus, puis, çà et là, révélé sous forme d'attentats anarchistes ou de grèves politiques, éclatant enfin après le plus horrible des conflits connus pour s'installer dans l'Est européen entre des vagues de terrorisme. Ruskin, Nietszche et Tolstoï ont réentendu sonner l'heure de Jean-Jacques : à l'urbanisme (1) demesuré répond déjà la clameur publique exaspérée par les gratte-ciels et la sociologie germano. américaine. Nous relisons tous les jours (2) en diverses langues, dans les quotidiens et les périodiques, la prosopopée de Fabricius.

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A la vérité, cette opposition entre l'optimisine et le pessimisme en matière sociale s'était manifestée plus clairement peut-être encore que dans les faits, dès avant 89. Le schisme de Rousseau dans l'Eglise encyclopédique en est le symbole le plus frappant. A partir de 1750, le sentimentalisme devient l'ennemi de la croyance au progrès par le bien-être et le perfectionnement des moyens techniques. L'inspiration qu'eut Rousseau sur la route de Vincennes, ou le paradoxe que lui souffla Diderot, journaliste avisé, la prédication du retour à la nature, l'anathème jeté au luxe, aux sciences et aux arts, voilà le véritable pessimisme révolutionnaire: Rousseau, optimiste quant à la nature originelle de l'homme, pris individuellement, est aussi pessimiste que possible quant à son aspect social. Les contradictions mèmes qui sont reprochées à Rousseau, nous les

(1) A ce sujet, M. Abel Chevalley m'a signalé un intéressant ouvrage publié, il y a déjà quatre ans, par M. Mumford sur La Pensée utopique. L'auteur appelle les deux dernières utopies modernes : Coke-town, la cité industrielle, et Mégalopolis, la nation.

(2) Par exemple les articles de M. Daniel-Rops dans Notre Temps et la Revue des Deux Mondes du 1er janvier.

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