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vrir le moindre fait, le moindre passage de la correspondance royale, grâce à quoi il aurait soutenir que reine avait tout de même quelques velléités de goûts artis tiques.

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Dans ces conditions, y aurait-il lieu d'être surpris si, l'un de ces jours, un historien britannique, soucieux de vérité et capable de franchise, assez courageux aussi pour dédaigner le blâme des hypocrites, déclarait sans ambages que la reine, ou disons plutôt que l'influence qui se dégageait du trône, loin d'être inspiratrice et animatrice, était réfractaire, sinon hostile à l'art, qu'elle agissait comme une entrave sur les esprits et déformait le goût de la nation ?

Cette absence contagieuse de soucis artistiques eut pour conséquence l'adaptation de la majorité à la laideur; elle habitua au manque de besoins esthétiques. Il est certain que dans ce que le xixe siècle a créé et édifié, l'Angleterre victorienne offre de rares spécimens de hideur. L'imitation du béotisme royal eut pour résultat de justifier l'antipathie naturelle des classes moyennes vis-à-vis de toute pensée nouvelle et de tout art original. Les préraphaélites, Ruskin, William Morris y usèrent en vain leurs efforts.

Les conséquences funestes de la longévité de la reine Victoria sont un sujet clandestin de conversation dans les nilieux artistiques anglais qui se piquent d'indépendance, et professent des idées avancées. La reine se survécut : << -- Elle est morte, mais elle n'en sait rien », me disait jadis un écrivain devenu célèbre depuis lors, et il ajoutait : « Malheureusement, son influence néfaste persiste avec férocité et c'est ainsi qu'a été étouffé le mouvement qui se dessinait vers 1890, la période des « nineties », et qu'avorta l'effort de cette génération si remarquablement douée. »

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Plus d'une fois ai-je ainsi entendu soutenir que si Edouard VII avait commencé à régner vingt-cinq ans plus tôt, nous aurions assisté à une transformation des mœurs

qui eût favorisé un épanouissement des esprits, à des créations de la pensée capables d'éclipser la période précédente.

Nous en arrivons à déduire que Thomas Hardy, né en 1840, n'est pas, ou du moins n'est qu'en partie un «< victorien »; encore ne l'est-il que par la concomitance de sa production en prose avec la fin du règne de Victoria. Il n'a rien de l'esprit « victorien », qui a si profondément pénétré les classes moyennes, qui les a émasculées, intellectuellement parlant, et leur a fait adopter une attitude rébarbative, manifester une réprobation méprisante à l'égard de tout ce qui ne se conformait pas à l'inertie émotionnelle et imaginative, à la passivité intellectuelle, seules jugées de bon ton. Le « victorien » serait le représentant modèle de la «< british stolidity », du flegme arrivé à l'état d'apathie naturelle.

La période victorienne eut pour idéal cette « stolidity » imperturbable dont ceux qui l'acquièrent ne réagissent plus à rien, sont impénétrables aux émotions, de quelque genre qu'elles soient, et à qui suffisent une morale conventionnelle, des idées toutes faites admises une fois pour toutes, des usages qu'on ne met jamais en question, une soumission totale aux exigences d'un décorum pharisaïque — une standardisation du médiocre. Des générations souffrirent ainsi du «< refoulement » de tous les instincts les plus naturels et les plus vivaces, de toutes les aspirations à la liberté de penser, de sentir et d'exprimer.

Thomas Hardy appartient à ces générations contraintes de se soumettre aux conventions les plus despotiques, les plus paralysantes et les plus absurdes. Mais au fond, il resta un rebelle, il fut un insurgé latent contre un « victorianisme» martyrisant, dont il avait sous les yeux, dans personne de sa première femme, une incarnation triom

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phante.

Nous touchons un point délicat sur lequel il est préférable de ne pas insister. Mais notre sujet nous entraîne,

d'autant plus qu'on ne saurait pénétrer la pensée intime du grand écrivain si, pour le moins, l'on n'indiquait cet aspect de son existence. Pour comprendre ce que l'on a appelé le pessimisme de Thomas Hardy, il n'est pas inutile d'avoir quelques données sur sa vie conjugale, sur l'existence de ces époux mal assortis, sans enfants, où la différence d'âge accentuait la disparité des caractères.

Dans quelques pages de jolis souvenirs sur Thomas Hardy, de qui il peigait un portrait remarquable, M. Jacques-Emile Blanche trace du « cher ménage provincial », de ces « excellents citoyens de Dorchester >> un croquis vivant qu'il me pardonnera de lui emprunter. On ne peut mieux qu'il ne l'a fait souligner l'incompatibilité de ces deux êtres.

Chacun sait que la première Mrs Hardy, nièce d'un évêque, était donc issue d'un tout autre milieu que le grand écrivain, son mari. Elle paraissait de pas mal son aînée. On se confondait auprès d'elle en marques de respect, à quoi vous invitait son maintien supérieur et quasi épiscopal. Mais elle avait aussi ses prétentions littéraires, car ses petits contes pour enfants étaient célèbres dans les nurseries, et c'était la secrétaire qui l'aidait dans ces travaux littéraires qui devint la seconde Mrs Hardy. Certains prétendent même que son attitude envers son mari cachait une sourde rivalité.

Lors justement d'une de ces fêtes de la Cour qui se tiennent en été au château de Windsor, Mr et Mrs Thomas Hardy nous avaient conviés à les y accompagner. A l'arrivée des trains de Paddington à Windsor, des landaus de Leurs Majestés viennent prendre à la gare ceux des invités qui ne louent pas des voitures publiques. L'une de mes compagnes refusa la place que Mrs Hardy, au long voile vert victorien, lui offrait. D'autres personnes refusaient aussi, suggérant que Mr Hardy s'épargnât la marche, toute une côte à gravir, en plein juillet. Mais non! Mr Hardy? cela lui ferait énormément de bien, cette course au soleil. Et nous suivîmes à pied, lui et moi, la calèche à huit ressorts à la livrée écarlate, où flottait le voile vert sous une ombrelle de soie claire. Tels devaient être l'étiquette, le rythme de la vie domestique dans cet illustre ménage.

Mes souvenirs, comme ceux de mes amis qui furent reçus à Max Gate, confirment cette malicieuse esquisse d'une épouse toute gonflée de son importance, et se considérant, de par sa naissance, d'une essence supérieure. Devant cette personnalité encombrante, Mr Hardy conservait une attitude simple, un peu timide même, gênée et résignée lorsque l'épouse manquait particulièrement de tact. Elle eût volontiers laissé croire que les travaux littéraires de son mari lui devaient leur mérite et qu'elle mettait la dernière main aux ébauches informes qu'il lui soumettait. Elle manifesta, dit-on, une vive acrimonie devant les attaques et les critiques que suscita Jude l'Obscur, et elle s'en prit naturellement à l'auteur. On sait que ce roman, publié en 1897, fut le dernier qu'écrivit Thomas Hardy. Quelle raison le détermina à abandonner la prose et à s'adonner désormais à la forme poétique ? Etait-il excédé de ces prétentions à une collaboration conjugale qu'il avait la courtoisie de ne pas démentir?

Quelques visites espacées à de longs intervalles ne me permettent pas de démêler clairement ce problème. Souhai. tons que des amis plus familiers et plus souvent hôtes de la maison l'éclairent d'une discrète lumière.

Thomas Hardy s'est toujours plaint qu'ont ait vu du pessimisme dans son œuvre. Peut-être a-t-il raison, mais il n'empêche que, à en juger d'après le tableau qu'il en trace, la vie ne lui apparaît pas sous des couleurs très riantes. Je ne crois pas qu'on ait dit encore que son œuvre reflète l'aspect mélancolique que la vie devait avoir pour lui. S'il s'était remis au roman après la mort de sa femme, et surtout après son second mariage, il serait curieux de voir si son point de vue aurait changé et si, au lieu d'insister sur «les ironies de la vie », il en eût marqué les agréments et les joies. Il est certain que, remarié à soixante-quatorze ans, en 1914, il trouva auprès de sa seconde femme des soins dévoués et une fervente sympathie. Sir Edmund Gosse,

qui fut son ami, a écrit: « La fin de sa vie fut extrêmement sereine, et, je crois, parfaitement heureuse. » Il paraissait rajeuni, son visage moins maigre offrait des traits raffermis et une expression de calme et de contentement.

A cause sans doute de la longue patience dont il fit preuve, l'auteur de Tess d'Urberville se croyait optimiste. C'est peut-être qu'en dépit des désillusions et des amertumes qu'il eut à subir, le spectacle de la vie ne le découragea pas, et que, tel le Passeur de notre Verhaeren, «il garda tout de même, pour Dieu sait quand le rameau vert entre ses dents ». Les circonstances de sa vie ne suffisent-elles pas à expliquer l'austérité de ses tableaux? Quelles joies intimes auraient projeté une clarté égayante dans sa vie qui lui eussent permis de voir sous des couleurs moins sombres les vicissitudes des humains? Entouré de gens attentifs à tout considérer et à tout juger conventionnellement et de parti pris, infatués de leurs préjugés et de leurs vanités, Thomas Hardy garda, par contraste, un sens aigu des réalités et il s'appliqua à discerner les effets et les causes. On parvient à dégager chez lui cette croyance que efforts de l'être humain pour s'élever à un plan supérieur, pour donner libre cours à ses facultés et à ses sentiments, sont la plupart du temps frustrés par ses appétits animaux, par l'irrésistible besoin d'assouvir ses instincts. C'est l'amère expérience d'Adam et d'Eve. L'esprit est prompt, mais la chair est faible.

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Chez les personnages de Thomas Hardy, les conséquences de cette faiblesse s'accumulent et se succèdent dès que survient la femme qui lie son sort à celui de l'homme qui la désire. Au lieu d'une Providence indulgente et miséricordieuse, c'est une inflexible fatalité, provoquée par l'antagonisme naturel des instincts et de la raison, qui décide de la destinée des êtres. Il y a là quelque chose du tragique des anciens, des grandes lignes simples de l'architecture antique, mais cette simplification ne fausse-t-elle pas quelque peu la réalité ? C'est un art puissant et beau, et cepen

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