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couvrir, dans le regard profond et résigné de la première femme, celle qui fut mêlée à ce qu'on va lire.

Quant à la maison, j'en veux dire un mot. Elle a bien l'air d'être hantée, comme on le raconte dans le pays. Retirée vers le bout de la petite ville, elle se divise en deux corps, dont un plus ancien, sur lequel on voit extérieurement des poutres sculptées du XVIe siècle, soutenant son étage en encorbellement; et un plus récent, de pur siyle Louis XIII, sévère et froid. Hautes portes, hautes fenêtres, et, malgré tout, aspect maussade et sombre, portant les traces d'une profonde mélancolie. A l'intérieur il ne reste de la décoration ancienne que des poutres apparentes et des lambris de bois peint. Les chambres ne sont pas remarquables; elles me parurent obscures. Au grenier je crus reconnaître les traces d'un atelier de peintre. Il y avait un châssis percé dans le toit pour ménager la lumière. Cet atelier, fort incommode, ne devait pas permettre à l'artiste de se livrer à de grands ouvrages.

Près de cet atelier, je fus attiré par une cellule très petite qui devait être son cabinet; car il y avait encore un vieux secrétaire aux pieds brisés sur lequel je lus ce nom tracé à la plume dans le bois de rose : Armide. C'est dans ce secrétaire que j'ai découvert les souvenirs que je publie. J'espère que le iecteur, malgré la modernité que fui dù imprimer au style, éprouvera en les lisant l'anxieuse curiosité qui s'empara de moi lorsque je les ouvris indiscrètement.

I

DE MA VIE A PARIS EN L'ISLE SAINT-LOUIS
ET DE MON LOGIS, EN 1640

Retiré dans la provinciale solitude de la petite ville de T***; seul après une vie relativement agitée et mêlée à celle de mon temps, je finis mes jours au milieu des souvenirs. Pour les mieux retenir et céder à la séduction de me les repeindre, je les confie au papier, quoique je ne pense nullement qu'ils puissent être de quelque intérêt.

Malgré mon amour pour la peinture, je ne suis pas devenu célèbre. J'ai seulement joui de l'estime de ceux qui apprécient les belles choses. Elève de M. Philippe de

Champaigne, premier peintre du Roy Louis XIII, j'ai tourné mon application vers toutes les branches de mon art où j'ai remporté d'honorables succès. Il y a plusieurs œuvres de ma main dans les collections et les églises du Royaume. Dieu les conduira à leur destination, si ma gloire doit un jour s'en ressentir. Pour moi, j'ai toujours travaillé sans ambition, avec le seul désir de bien faire et de me rapprocher des maîtres que mon goût m'avait donnés, soit dans ceux qui sont présents, soit dans ceux qui ne sont plus. J'ai aimé d'une très profonde affection et application les grands Peintres de l'Italie, et, particu-. lièrement, les ouvrages du siècle qui nous précéda. L'art alors semblait ne point être employé pour l'utilité; on y cherchait la satisfaction de l'esprit et de l'âme. Aujourd'hui, en France, on s'applique surtout au portrait; et la ressemblance exigée ne dépasse pas la simple apparence du visage; en sorte que, à part mon maître le profond et correct Philippe des Flandres, et le noble Rubens venu récemment à Paris nous apporter les merveilles de son invention et les splendeurs de sa vie seigneuriale, nous n'avons que des praticiens assez ordinaires, et nous sommes loin du beau idéal. Pour moi, je me suis vu, par les exigences de mon temps, relégué dans des travaux plus modestes. Je n'ai jamais pensé, d'ailleurs, que j'eusse assez de génie pour risquer l'entreprise d'ouvrages semblables. Je dois dire pourtant car c'est un événement qui m'est cher! que lorsque le grand Nicolas Poussin vint à Paris pour décorer le Louvre, il vit des travaux de ina main, et me félicita d'avoir conservé la manière des maîtres et de n'avoir point cédé à la mode : « Cela fera honneur à votre étude, m'a-t-il dit; et c'est peut-être par là que vous vous survivrez un jour! » Je n'ai pas placé mon espérance en de si hautes ambitions; mais les paroles de M. le Poussin, que j'estime un génie incomparable de notre siècle, me demeurent un garant du bon chemin que j'ai suivi.

Je dois bien avouer ici, avant toute chose, que la pente de ma nature m'entraîna toujours vers les seules exigences de mes sentiments et de mes goûts, et que jamais l'intérêt ne put être maître de mon âme. J'ai apporté en naissant cette disposition singulière de ne rien pouvoir accomplir que je ne le sentisse auparavant bien déterminé par un mouvement intérieur; alors mes yeux voient la réalisation parfaite de ce que je n'ai pas encore accompli; et le mettre au jour ne m'est plus qu'un travail aisé; car j'ai reçu le don d'une grande facilité. J'ai fait la remarque que si cette facilité ne me sert pas, il me devient inutile de tenter plus loin je n'aboutis qu'à ce que je puis de plus mauvais. Avec un semblable penchant, qui s'est montré en tous les actes de mon existence, j'ai eu bien des traverses, que ceux qui obéissent aux lois de leur raison ou de la raison commune ne rencontrent pas. C'est à cause de cette sensibilité extrême que j'ai échoué en des entreprises qui auraient pu m'être de grand profit, et réussi en celles qui ne m'étaient qu'à honneur. C'est aussi par cause de cette sensibilité que j'ai été souvent mal jugé de ceux qui cèdent aux pensées ordinaires; car ils ne voient dans mes actes qu'un dérèglement. N'ayant jamais rabaissé mon désir jusqu'aux éloges du plus vulgaire des hommes, je me suis seulement justifié vis-à-vis de moi en éprouvant l'approbation de mes sentiments. Il n'y a rien de plus doux que laisser arguer le monde en sentant la justice de son cœur. J'ai trouvé à cette sorte de misère une jouissance étrange. Avec un tel caractère, malgré l'admiration que me donnèrent les connaisseurs et la société brillante où je fus reçu, je n'ai pas élevé ma fortune et je me suis maintenu dans la condition d'un artisan. J'étais sincère, et je ne pouvais jouer la vie comme une comédie. Ayant remarqué, bien jeune encore, que les gens du monde, malgré leurs grands mots, ne portent, pour la plupart, que le vide, et vous le communiquent, je les ai fuis, et je me suis méfié d'eux.

J'étais un peu trop philosophe pour leur compagnie, et, sans désapprouver leurs habitudes, qui sont conformes à leur état, je me suis écarté de leurs fréquentations et de leurs mœurs. Lorsque j'habitais en l'Isle Saint-Louis, chez le conseiller au Parlement de Paris, M. Claude le Charron, je ne pus jamais me faire à la suffisance des ignorants qui vinrent dans mon laboratoire et qui tranchaient sur toutes les questions de l'art, sans les connaître. Apelles se permettait de ramener le grand Alexandre à l'ordre lorsqu'il outrepassait les bornes de ses connaissances; n'étant pas Apelles, je ne pouvais que me taire. Mes hôtes, d'ailleurs, n'étaient pas non plus des Alexandre. Je n'eus point qu'à me plaindre de cette attitude des gens du monde, mais aussi de celle de mes confrères. Ils sont souvent plus ignorants qu'eux et ils y joignent la grossièreté. Leur manière de juger est encore plus blessante; car ils ne considèrent les ouvrages de l'art que comme une adhésion aux principes qu'ils ont adoptés, et qui sont généralement mis à la mode par le goût perverti de quelque écrivain. C'est ainsi que plusieurs plumitifs ont trouvé le moyen de dérober une réputation que ne pouvait leur valoir leur plume.

Quant à ces peintres, ils cherchent à leur plaire en aidant à leur mauvais choix, et cela pour être louangés et former des écoles scandaleuses. Ah! si M. le Poussin vivait encore, lui qui prisait tant les anciens! il condamnerait à coup sûr, d'un mot violent et bref, comme il en avait le don, et comme je l'entendis maintes fois au Louvre, ces maudits destructeurs de l'art pour lesquels il n'y a d'autorité que leurs fantaisies!

La vie que je menai fut donc celle d'un philosophe. Cependant les divers gentilshommes que j'eus comme amis possédaient un esprit autrement relevé que celui dont j'ai parlé. C'étaient les plus instruits et les plus retirés d'entre tous. Ils fréquentaient la Cour et le Cardinal et avaient le plus entier mépris des courtisans qui han

tent les lieux royaux pour aider à leurs affaires de vanité ou de fortune. Ils restaient les admirateurs des vrais et solides talents, et je suis heureux de l'écrire, alors qu'ils sont morts et que j'ai devant moi le tableau entier de leur existence. Ma vie à Paris, dans l'Isle Saint-Louis, chez le conseiller Claude le Charron, fut heureuse. On m'avait donné un beau pavillon situé sur l'arrière de l'Hôtel et qui donnait accès au jardin. Je n'en connais pas l'architeçle; mais comme mon maître, M. de Champaigne, l'avait habité avant moi pour la commodité de ses travaux, je suppose qu'il l'avait fait édifier par un de ses amis. Il était en bas d'arcades ouvertes, en haut de fenêtres élevées, et se terminait sur des mansardes; l'ordre en était dorique, et le tout sentait la réserve du style renaissance châtié. Le corps de logis du premier — il n'y avait qu'un étage à proprement parler formait une seule salle très vaste dont j'avais fait mon laboratoire et mon habitation. Je l'avais divisée, vers le côté opposé à l'entrée, par un rideau, derrière lequel était ménagée une petite alcôve. Elle s'éclairait de vitraux. On admirait dans cette partie un plafond que le Conseiller venait de faire exécuter et qui tranchait avec celui de la Grande Salle. Celui de mon laboratoire datait de la régence de la Reine Marie, sous laquelle on avait entrepris la construction de l'Isle. On y remarquait, sur des poutres apparentes, des Figurines populaires, des Rinceaux, des Amours, des Flores, des bouquets d'œillets mêlés à des marguerites et à des cartouches; le Conseiller avait fait dorer partout ses armes qui se confondaient avec l'ornement général elles se composaient d'un cœur ailé surmonté d'un croissant. Il disait lui-même qu'elles avaient été conquises aux Croisades par ses ancêtres et que son nom de le Charron lui venait d'un sobriquet reçu par l'un d'eux en charronnant les Sarrazins; il était baron d'Ormeilles et seigneur de Villemaréchal.

Quant au plafond de l'alcôve, il se marquait du style

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