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dant on songe parfois au cri pathétique de Meredith: << More brain, ô Lord, more brain ! »

Par une sorte de tendresse cachée, Thomas Hardy présente ses personnages masculins avec dilection et sympathie; il les dote de vertus essentiellement viriles: fidélité, droiture, loyauté, fermeté stoïque, tendresse indulgente. Aux femmes, il donne des caractères beaucoup plus complexes. Elles sont volontiers capricieuses et volages, provocantes et fuyantes, futiles et vaniteuses, séduisantes et adorables.

Du contact de ces êtres, du conflit de ces caractères naît la tragédie de vivre. Si l'être seul ne peut prétendre au bonheur, il semble qu'il lui soit interdit ou qu'il soit incapable d'y parvenir dès qu'il s'adjoint un compagnon. Par application du bovarysme, chacun s'illusionne sur les qualités de l'autre, et se leurre sur les siennes propres. D'ailleurs, les difficultés s'aggravent du fait que la plupart des personnages de Thomas Hardy sont mariés au-dessus ou au-dessous de leur condition.

Propose-t-il un remède ? Il ne s'y risque pas, et ne partage pas l'idéalisme de Meredith. Pour lui, l'effort humain, dans le sens dicté par les morales conventionnelles, est inutile. On ne fausse pas l'instinct, on n'étoufle pas le naturel. Détaché tout à fait des croyances religieuses, il recherche âprement la vérité et aboutit à une philosophie désenchantée. Les forces de la vie rompent les entraves des morales factices dont aucune ne peut dompter les instincts humains, et encore moins asservir la grande, l'unique passion qui fait vivre les hommes : l'amour. Cependant, tout en refusant la vanité décevante de la foi, il ne se complaît pas à ce tædium vitæ. L'impuissance de l'homme lui inspire une compassion fervente, qui se retrouve dans ses poèmes; et c'est être optimiste, en un sens, que d'échapper au découragement et de préconiser la ténacité, de regarder la réalité en face, de rechercher la vérité, de résister aux apitoiements faciles, de conserver la fierté de l'intelligence et la dignité de l'âme.

Source à la fois de force et de faiblesse, Thomas Hardy fut à la fois un esprit solitaire et un poète. Sa vie fut sans événement, et il la passa dans un coin de la province an glaise tranquille entre tous. Il y était né et il en fit le cadre de son œuvre pour la géographie littéraire, il aura créé le Wessex.

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Soumis au « victorianisme » de son foyer, il y resta confiné, se mêlant peu à la vie locale, voyageant rarement et ne paraissant guère en public. De ce manque d'usage du monde provient apparemment la réserve un peu timide qu'on remarquait chez lui lorsqu'on le rencontrait parfois à Londres. Cependant, cette vie dans la retraite ne rétrécit pas son horizon et la tentative gigantesque des Dynastes est la preuve que son imagination restait intensément active.

Poète, il le fut, non pas seulement parce que, pendant les trente dernières années de sa vie, il borna sa production littéraire à composer des vers, mais parce qu'il en avait naturellement la sensibilité. Avec les péripéties les plus sombres de ses romans voisinent des passages tout vibrants de l'amour de la nature, des pages empreintes d'émotion et de tendresse, inspirées par les coteaux boisés, par les vieux villages pimpants autour de leur place du marché, par les fermes et les troupeaux épars dans le vert paysage si semblable à notre Normandie, par la force calme et la subtie expérience des hommes de la terre, par la beauté des visages de femmes et la souplesse de leurs membres délicats et vigoureux, par toute la paisible activité de ces êtres accomplissant, selon le retour des saisons, les mêmes patients. labeurs, tandis que leurs instincts les tourmentent et que leur âme est agitée, déchirée, torturée par des aspirations inaccessibles, par des leurres et des déceptions dont l'enchafnement est, convenons-en, un peu trop mécanique et la répétition trop fréquente.

Avoir vécu soixante ans sous le règne d'une souveraine, que le destin s'obstina à maintenir sur son trône jusqu'à

la décrépitude, autorise sans doute les classificateurs simplistes à ranger Thomas Hardy parmi la phalange hétéroclite de grands hommes à qui cette « mère éternelle » d'Edouard VII doit le lustre dont elle reluit; mais plus on considère l'homme et l'œuvre, plus on est amené à les détacher de l'ère victorienne. Thomas Hardy s'apparenterait beaucoup plus facilement aux naturalistes et au réalisme du roman français. Chez la plupart des romanciers « victoriens», les personnages sont poussés à agir par des préoccupations qu'ignorent ceux de Thomas Hardy; ils ont le souci de se conformer aux conventions, de ne pas enfreindre les règles morales admises, d'obéir à toutes les mesquines tyrannies sociales, de ne manifester aucune émotion spontanée, d'observer toutes les routines, d'affecter le respect des préjugés, de professer des lèvres la religion officielle, « Church of England », plutôt que de s'avouer incrédules, s'ils ne sont membres de quelque secte, bref, de ressembler à tout le monde pour ne choquer personne, car la pire offense est de se faire remarquer.

Bien qu'époux de la nièce d'un archidiacre, Thomas Hardy, s'il s'abstint d'être un athée militant, ne dissimula jamais son «agnosticisme », son sentiment qu'on ne sait rien et qu'il est peu probable qu'on sache jamais rien de l'existence d'une divinité quelconque, ni de rien qui dépasse les phénomènes naturels. Cette attitude vis-à-vis des choses religieuses est bien connue ; lorsqu'il fut décidé d'encastrer à l'abbaye de Westminster l'urne contenant les cendres de l'écrivain, un dignitaire de l'Eglise établie protesta, dans une lettre adressée à la presse, contre la présence dans un édifice religieux des restes d'un athée notoire ». Cette manifestation de l'esprit victorien n'eut aucun effet.

Dix-sept volumes de romans et de nouvelles (1) constituent l'œuvre en prose de Thomas Hardy; l'instinct et la passion y sont les ressorts, les mobiles qui déterminent

(1) Les éditeurs Macmillan ont publié plusieurs éditions, à des prix divers, des œuvres complètes de Thomas Hardy.

les actions des personnages. Sur l'arrière-plan de la nature indifférente aux vicissitudes humaines, les événements se dessinent avec une netteté tragique, et les faits et gestes prennent toute leur ampleur symbolique. Que l'ordinaire lecteur n'ait pas discerné cet aspect, c'est infiniment probable, et il est certain, en outre, qu'une large proportion du public goûtait peu l'âpre talent du romancier. Le désaccord éclata lorsque parut Jade l'Obscur. La morale des souscripteurs de cabinets de lecture s'offensa, et leur minorité fut renforcée de la séquelle amorphe qui s'offusqua d'une atteinte portée au sacro saint décorum. Quant à retrouver quelque chose d'« obscène » dans ce livre, il y fallut toute la malveillante bonne volonté d'un puritanisme soupçonneux. Tout, chez Hardy, est à l'opposé du victorien. Mais comme on voit que son talent puissant, reconnu par l'élite, ne le défendait pas encore contre l'incompréhension victorienne ! Le souci de ne pas aller chavirer sur cet écueil dut à coup sûr limiter les moyens d'expression du romancier. Il fut contraint de renoncer à aborder bien des scènes, à dépeindre bien des tableaux, à analyser bien des sentiments, à donner toute leur vigueur, toute leur violence même à ses personnages. Pour avoir très discrètement tenté quelques touches de vérité, il souleva les clameurs de la gent «respectable », et il se vit incriminé d'attentat contre la vertu publique. S'il avait disposé de la liberté d'expression qui régnait chez nous à la même époque, quelle fougue, quelle couleur, quelle truculence aurait son œuvre !

Peut-être avait-il mis de tout cela dans le premier roman qu'il écrivit, qui ne fut jamais publié, et qu'il détruisit. Sir Edmund Gosse a récemment révélé cette curieuse histoire d'un «artiste créateur qui met délibérément fin à une œuvre qu'il avait achevée avec grand soin », poussé à cela par l'incapacité de croire que le produit de son imagination non mûrie pourrait jamais offrir un intérêt historique, et par la «< conscience de la crudité et de l'imperfection d'un ouvrage composé en dépit de tous les principes reconnus ».

qui

C'est en 1901, en réponse à diverses rumeurs rapportées dans la presse, que Thomas Hardy déclara que son premier roman n'avait « jamais été publié et ne verrait jamais le jour ». Un peu tard, il relata les faits à son ami Gosse. Le roman qui reçut le titre de The Poor Man and the Lady fut écrit au cours de 1867, après que le jeune architecte qu'était Hardy eut quitté Londres pour Weymouth. Il lui coûta beaucoup d'efforts et il le termina l'année suivante. Il expédia le manuscrit à l'éditeur Macmillan et reçut finalement une lettre exprimant le regret de ne pouvoir publier l'ouvrage et invitant le jeune auteur à se présenter à la direction de la maison. Hardy obtempéra à cette invite et Mr Alexander Macmillan le présenta au « lecteur >> avait rejeté Le Pauvre Homme et la Dame. Il n'était autre que John Morley, dont la réputation était déjà grande et qui fit par la suite une si belle carrière politique. Il accueillit le futur romancier avec bienveillance; il lui expliqua les raisons pour lesquelles la publication de son œuvre était impossible et il l'assura qu'il y avait pris un vif intérêt. Morley engagea fort l'architecte à poursuivre ses efforts littéraires et lui conseilla de s'essayer à la critique ; il lui offrit dans ce but une lettre d'introduction pour John Douglas Cook, qui dirigeait alors la Saturday Review et qui, du reste, était à ce moment quasi moribond. Persuadé qu'il n'avait ni les dons ni les connaissances indispensables pour un critique, Thomas Hardy déclina cette offre généreuse, et, reprenant son manuscrit, il le porta aux éditeurs Chapman and Hall, qui le firent lire par George Meredith, avec le même résultat. Meredith conseilla à Hardy de remanier son œuvre, de l'améliorer, ou de se mettre à une autre. Cette autre fut Desperate Remedies.

Parvenu à ce point, Sir Edmund Gosse pressa Hardy de lui raconter le roman, et voici les termes mêmes de ce que lui narra l'auteur :

L'action se déroule dans le comté de Dorset, au dix-neuvième siècle. Le héros est le fils de paysans attachés au domaine d'un

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