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LE CAFÉ DU COMMERCE'

VIII

AU CLAIR DE LA LUNE

1. EN PLEIN VAUDEVILLE.

Six semaines s'étaient écoulées et Teddy Weldon avait achevé la conquête de Brineau avant que le jeune Goyer-Labrosse eût encore entrepris celle de M11 Céline Chamboreau. Chaque fois qu'il lui avait été donné de la rencontrer, il avait remis au lendemain sa déclaration officielle. Le don de l'éloquence manquait à cet athlète complet, et la peur du ridicule le retenait sur le bord des aveux. Il ne trouvait point les termes qu'il eût fallu pour exprimer le désir qui le tenait de cette amie d'enfance dont l'altière beauté le décontenançait, et son instruction résolument primaire ne lui fournissait aucun de ces sujets d'entretien d'où tant d'autres eussent su faire naître des prétextes à d'aimables et faciles galanteries.

Céline avait pris son parti d'attendre. Résignée à subir le fiancé que lui imposaient ses parents et la complicité de toute la ville, elle jouissait de cette attente comme une écolière jouit des derniers jours de grandes va

cances.

Loyalement elle avait tenté plusieurs fois d'encourager celui que la chronique brinelloise lui donnait comme < prétendu ». Mais le ton même de bonne camaraderie

(1) Copyright by Albin Miche', no 707, 708, 700, 710 et 711.

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1927. Voyez Mercure de France

qu'elle avait pris avec lui achevait d'intimider son amoureux transi.

André Goyer-Labrosse ressemblait par beaucoup de côtés à ces jeunes sportsmen anglais qui ne conçoivent d'autre façon de faire leur cour que se promener côte à côte, en se tenant par la taille et en se donnant de malicieux coups de coude ou de joviales bourrades. Mais il sied de reconnaître à son avantage qu'il n'eût jamais osé traiter Céline avec cette cordiale familiarité. Elle lui en impósait et l'admiration qu'il avait pour elle se voilait d'un sincère et profond sentiment de respect qui paralysait ses effusions.

...

Cependant, un autre admirateur à qui Céline ne songeait guère, ourdissait une trame obscure et ténébreuse! Le succès qu'il avait remporté à la Fête de la Sous-Préfecture avait enivré l'avantageux Agénor Miquet et lui avait fait entrevoir les plus hautes destinées. Un cèdre ne sent pas une rose à sa base, et l'ex-chansonnier montmartrois n'avait point daigné s'aviser que ce soir-là il avait conquis un cœur ingénu et inspiré une secrète passion à la fille d'un riche fermier des environs... Mile Euphémie Pigeard, celle-là même que Teddy Weldon avait cueillie au début de son séjour à Brineau au moment où elle tombait de sa bécane, et qui lui avait si naïvement confié son désir de faire du cinéma.

Mais Agénor avait conçu de plus nobles ambitions. Devenu, par la protection de son illustre parent, Prosper Chamboreau, Contrôleur en chef des Impôts surérogatoires, il se considéraît comme un des personnages officiels des plus importants de la cité. Grâce à sa pingrerie, qui lui valait l'estime de ses concitoyens, et à son entregent, qui lui valait la sienne propre, il avait su depuis la fin de la guerre amasser sou à sou une petite fortune, augmentée encore par quelques heureuses opérations de Bourse et il ne se croyait point indigne d'obtenir la main de Céline Chamboreau.

Mais il ne voulait la tenir que d'elle-même, pour se mieux venger ainsi de l'affront que lui avait fait Me Chamboreau en le reniant. Bien qu'il lui dût sa situation, il n'avait jamais pardonné à la belle Laure le mépris qu'elle lui avait montré au début de la guerre, quand il s'était présenté à elle dans son uniforme d'embusqué.

Il avait confié à qui voulait l'entendre toutes les raisons qui auraient dû lui assurer un autre accueil. Partout où il le pouvait sans danger et sans risque de se faire tirer les oreilles, il s'était vanté d'avoir été l'amant de Laure. Mais n'ayant nulle lettre d'elle... pas de portrait, pas de cheveux, il s'était heurté à l'incrédulité des fins matois de province qui font semblant d'écouter ce qu'on leur dit, mais qui n'ont que la foi de saint Thomas et qui exigent des preuves.

L'insuccès de ces médisances l'avait conduit tout droit à la calomnie. Ne pouvant réussir à diffamer la mère, il avait tenté de compromettre la fille en répandant de doucereuses infamies sur l'amitié de Céline et d'Hélène Rauchverger, sur leurs voyages à Paris, sur leurs promenades nocturnes à travers les dancings et les caba-* rets.

Quelques bonnes âmes avaient accordé à ces potins d'autant plus de crédit que Tout Brineau commençait å se demander pour quelles raisons une aussi belle fille et aussi riche que Céline ne se décidait pas à se marier.

Quand je serai parvenu à la faire passer pour une gourgandine, se disait Agénor, je me présenterai comme le sauveur... comme l'amant passionné qui pousse la ferveur jusqu'à oublier le passé; je saurai profiter d'un moment de trouble et de désarroi, je brusquerai même les choses s'il le faut. La petite mâtine doit être à la page et, quoique au fond je n'en sache rien, il y a des chances, jolie comme elle est, pour que d'autres l'aient déjà initiée à certains jeux qui doivent être rudement

agréables avec elle. On ne me fera jamais croire qu'une gamine qui a montré ses mollets jusqu'à quinze ans et qui depuis est allée se promener à Paris, en garçonne... Enfin je m'entends! Il suffira de la saisir au bon moment.

Puis la rêverie d'Agénor prenait d'autres chemins... Il se voyait déjà gendre de Chamboreau, maître de la plus belle fortune du pays, promis au plus bel avenir politique, député, ministre, qui sait?

Ne serait-ce pas une juste compensation du déboire qu'il avait éprouvé par la faute de cet imbécile d'Américain qui lui avait fait rater une si belle affaire, en dévoilant l'importance de ce gisement qu'Agénor s'était cru seul à connaître.

S'il avait été courageux, Miquet eût volontiers cherché noise à ce métèque de Teddy, à cet autre métèque de Samuel Lévy qui avait montré une probité si inopportune, et à ce plaisantin de docteur Bareau qui était en train de devenir archi-millionnaire sans avoir rien fait pour cela et qui ne paraissait même pas se douter

de sa nouvelle fortune!

...

Quand le bruit se répandit dans Brineau que les Chamboreau étaient sur le point d'accueillir André Goyer-Labrosse comme le fiancé officiel de leur fille, Agénor se dit qu'il n'était que temps d'agir.

D'où revient ce jeune godelureau? se demandat-il. Céline l'avait déjà refusé une fois. Et voilà maintenant qu'elle laisse dire que l'affaire est presque conclue. Qu'est-ce que cela signifie? Ma jolie cousinette en aurait-elle assez du célibat? Il est vrai qu'elle va coiffer Sainte-Catherine... Et, sans doute, son innocence enfin commence à lui peser! C'est qu'il est fort riche, ce petit imbécile... presque aussi riche qu'elle. Bah! ses parents ont dû lui forcer la main. Il n'est pas possible, que ce jeune sot ait su lui plaire. Et je la connais... Si l'on cherche à la contraindre, elle sautera sur la prc

mière occasion de faire la nique à Papa et à Maman. Le bel Agénor venait justement de recevoir l'invitation annuelle, que les Chamboreau adressaient vers les premiers jours de septembre à plusieurs intimes, de venir passer quelques jours à leur château de Givray-Chante

rey.

Cette année-là, comme les autres, Mme Chamboreau avait bien essayé d'évincer cet hôte malencontreux. Mais son mari lui avait fait justement observer que cette rigueur intempestive ne manquerait point de susciter des commentaires malveillants... et Laure s'était soumise en évitant de laisser entendre à M. Chamboreau qu'il avait bien plus raison qu'il ne le pensait.

Agénor tournait et retournait l'invitation.

-Les rosses! se disait-il... Ils m'invitent parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement et qu'ils ne veulent pas avoir l'air de me désavouer... Sans compter qu'ils ont besoin de moi pour animer et ordonner leurs petits divertissements. Ma foi! c'est trois ou quatre bonnes journées à l'œil... bonne table, bon gîte et peut-être le reste. Qui sait? Je pourrai voir Céline... lui demander un rendez-vous. Samedi soir je couche au château! Le temps est superbe, il fera clair de lune.

Et Agénor prit la décision de frapper un grand coup. ... Or, par une de ces coïncidences dont s'extasiait feu Georges Ohnet et qui arrivent si souvent dans les bafailles de la vie - le même jour, à la même heure, André Goyer-Labrosse prenait la même décision!

C'est pourquoi le samedi suivant, au château de Givray, M11 Céline Chamboreau, qui savourait dans son lit un chocolat velouté, vit entrer dans sa chambre sa fidèle Mathurine, gentille soubrette, alerte et narquoise, qui lui dit en lui remettant le courrier :

Mamzelle fera attention qu'il y a deux lettres, même qu'elles n'ont pas de timbres, vu qu'elles m'ont été remises par deux messieurs qui sont au château.

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