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LA PRUSSE JUSQU'EN 1848

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douanier qui isolait l'une de l'autre toutes les parties de l'Allemagne. La Prusse, sous le ministre Hardenberg, prit la direction du mouvement. Dès 1837, le Zollverein réunissait la Prusse aux principaux États secondaires dans une ligne douanière commune, constituant ainsi une sorte de petite Allemagne d'où l'Autriche était déjà absente. L'œuvre ne fut achevée qu'en 1853. La coïncidence avec l'apparition des chemins de fer et celle de la grande industrie lui donna une portée considérable.

En second lieu, après 1815, un certain mouvement vers le constitutionnalisme se manifesta dans les petits Etats de l'Ouest. Des constitutions furent accordées en Würtemberg et ailleurs, et survécurent à la réaction de 1824. Le changement se propagea vers 1830 en Bavière et en d'autres États. Il y avait, dans ces pays, une bourgeoisie indépendante, qui manquait encore en Prusse. Là il n'existait, dans les campagnes, que des nobles et des paysans (ceux-ci libres depuis 1811); dans les villes, des fonctionnaires, juristes, professeurs, etc., et des artisans: la grande industrie commençait seulement à se développer dans la région rhénane. La Prusse, cependant, avait déjà l'institution du jury. Frédéric-Guillaume IV (1840-1861) se montra, dès son avènement, disposé à lui accorder un Parlement: ce fut chose faite en 1847. Alors tomba la barrière principale qui séparait de la Prusse les Allemands « libéraux » de l'Ouest on le vit en 1849.

Enfin, nous avons dit combien le mouvement des esprits était actif en Allemagne dès 1815, et comment la Prusse avait commencé à le drainer: en 1810 avait été créée l'Université de Berlin, qui devint bientôt la première de l'Allemagne. On a remarqué (M. Ed. Meyer) qu'aucun État, sauf Athènes, n'a dépensé autant pour la culture intellectuelle que l'État prussien au XIXe siècle. Aussi est-ce en territoire prussien qu'ont surtout travaillé les Allemands après 1815. C'est à Berlin qu'enseigna Alexandre de Humboldt, le naturaliste (1769-1858) C'est à l'Opéra de Berlin que furent jouées les principales des grandes œuvres musi

cales. C'est dans les archives prussiennes que se forma l'historien Ranke. Ailleurs, le mouvement ne laissait pas d'être brillant, mais il était moins libre. Quoique les savants fussent fonctionnaires comme en France, les traditions, l'esprit de corps, le fait de représenter une civilisation nationale qui dépassait de beaucoup les limites de l'État prussien, tout cela leur assurait une grande indépendance: ils le prouvèrent en 1848 et en 1862.

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Tel est le triple mouvement économique, politique, intellectuel, qui a habitué peu à peu les esprits à l'idée d'une transformation de l'Allemagne. Mais il fallut autre chose le maintien de l'armée créée par la Prusse en 1814, -il fallut enfin la bienveillance de la Russie, pour la réaliser.

A la grande lutte contre Napoléon a donc succédé, en Allemagne, une période de « réalisations » intellectuelles et d'incubation politique, pendant laquelle le contact avec la France a été très relâché. Mais il en est résulté un fait qui fut peut-être le plus gros de conséquences de notre histoire au XIXe siècle: l'illusion tenace des Français sur la valeur et la tendance du mouvement qui s'accomplissait dans l'Allemagne - illusion qui dura jusqu'au moment où ils retrouvèrent les Allemands devant eux.

On ne s'étonnera point que les Français du moyen âge. n'aient pas bien distingué ce qu'était l'Allemagne : ils disaient les Allemaignes, avec raison. Les Français du XVII et du XVIIIe siècle dédaignaient leurs voisins, et ils n'avaient pas tort. En 1810, un livre de Mme de Staël 1 qui parut malgré la police impériale, De l'Allemagne, leur révéla ou aurait dû leur révéler que ces voisins étaient désormais capables de penser et d'agir tout seuls. Mais, avec ce livre, commença à se former l'idée d'une Allemagne de rêve, d'où étaient absents l'État autrichien

1. Mme de Staël, fille de Necker (1766-1817).

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L'ALLEMAGNE ET LES FRANÇAIS

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et même l'État prussien - avec beaucoup d'autres choses pourtant bien allemandes. Tous nos écrivains romantiques s'attendrirent sur cette Allemagne-là. Nous avons indiqué quelle profonde affinité existait entre le mouvement issu de Jean-Jacques Rousseau et l'âme allemande. Quand les romantiques eurent produit des œuvres infiniment supérieures aux œuvres classiques contemporaines, et qu'ils se crurent en droit de les opposer même aux œuvres anciennes, - inversement, ils se sentirent vaguement attirés vers ce monde qu'ils connaissaient mal: Michelet ira jusqu'à écrire en 1848 « qu'en voyant flotter au vent de la Révolution le drapeau de l'Allemagne, il n'aurait pas su dire s'il était allemand ou français ».

Divers indices auraient dû montrer quelle antipathie profonde se cachait sous de superficielles analogies littéraires. Je ne parle pas de la crise de 1840; nous verrons que cet accès belliqueux fut, en France, assez léger, et dirigé bien plutôt contre les « Quatre » de 1815 que contre l'Allemagne; en Allemagne, il fut profond et violent: la Wacht am Rhein naquit alors. Mais le Juif H. Heine (18001856), qui écrivit en allemand et vécut à Paris, bien placé pour comparer les deux civilisations, en avait vu les tendances si opposées; ses réflexions pouvaient être des avertissements. L'Allemagne des rêves français survécut dans presque tous les cerveaux. Elle vivait encore en 1866, en 1870, et comme telle elle jouera un rôle dans la période d'histoire que nous avons maintenant à parcourir. On n'oserait affirmer d'ailleurs qu'elle ait, même aujourd'hui, disparu partout.

1. Nous reviendrons tout à l'heure sur nos romantiques. Sur Michelet, cf. p. 604.

CHAPITRE II

1

LA FIN DES BOURBONS (1815-1848) 1

La France en 1815.

RicheRéaction,

I. RESTAURATION. - Le retour du roi (juillet 1815), Terreur blanche. — Chambre introuvable. Ordonnance du 5 septembre 1816. lieu (1816-8). Assassinat du duc de Berry (1820). Carbonari. Le changement de rei (1825), l'opposition augmente (1827). Villèle. Charles X et les libéraux. Le romantisme. II. LOUIS-PHILIPPE. - Les républicains, révolution de juillet (1830). — Le roi Louis-Philippe, Charte de 1830. Mouvement et résistance, fin des mouvements républicains (1835). — La crise de 1840. Guizot (1840-1848). - Les « capacités ». III. Conquête de l'Algérie.

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Algérie. Prise d'Alger (1830). — La Abd-el-Kader et Bugeaud. — La nouvelle colonisation.

Nous revenons maintenant à la France de 1815. Elle était définitivement vaincue par l'Angleterre dans la lutte pour la Mer elle ne pouvait plus attendre l'expansion extérieure, rendue si nécessaire par sa densité de population considérable, que de la bienveillance de sa voisine ou de fortes alliances continentales. Or, l'Allemagne lui était, dans l'ensemble, profondément hostile, et les deux monarchies allemandes semblaient, depuis les partages de la Pologne, avoir partie liée avec le tzar. Au dedans, la situation de la France était meilleure. Elle avait retrouvé la dynastie légitime qui renouait avec le passé, et pouvait reconstituer l'autorité et le loyalisme. En même temps, la Charte octroyée en 1814 satisfaisait, en somme, les classes éclai

1. Cahier de Mme de Chateaubriand. - Lasserre, Le Romantisme français Mémoires de Mme de Boigne, de Mme de Dino. Rousset, La Con

quête de l'Algérie.

2. 50 habitants environ au kilomètre carré.

SECONDE RESTAURATION

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rées. Les masses rurales restaient délivrées des entraves qui avaient rendu possible l'explosion révolutionnaire; la fin de la guerre, la suppression de la conscription universelle, les disposait favorablement pour le régime de la Restauration. Bien des hommes gardaient au fond du cœur la rancune de la défaite et des humiliations subies: mais la nation avait le droit d'espérer qu'elle pourrait entreprendre dans le calme le travail réparateur.

I

Restauration.

En 1814, la première Restauration s'était accomplie très pacifiquement: il n'en pouvait être de même en 1815. Le roi et son entourage revenaient ulcérés de leur déroute ridicule du mois de mars, dans laquelle les royalistes de Vendée et du Languedoc, seuls, avaient sauvé l'honneur. Ils croyaient ou feignaient de croire que le retour de Napoléon avait été le résultat d'un complot, et menaçaient hautement ceux qui l'avaient ourdi. Les parlementaires auxquels l'abdication de «< l'usurpateur » avait laissé le pouvoir (22 juin) s'étaient dispersés dès le 6 juillet 1815, à l'approche des Anglo-Prussiens: Fouché, resté maître de la situation, se chargea de recevoir Louis XVIII, moyennant un portefeuille. Le roi eut de la peine à accorder sa confiance au régicide; il tourna et retourna longtemps le décret de nomination: «< Ah! mon malheureux frère, aurait-il dit, si vous me voyez, vous m'avez pardonné! » L'autre chef de ce premier ministère était Talleyrand (juillet 1815).

Les proscriptions commencèrent. Dès le 19 août, le général de Labédoyère, qui avait le premier amené ses hommes à l'Empereur lors du retour de l'ile d'Elbe, tombait fusillé. Le même jour, le maréchal Ney arrêté dans le Cantal, arrivait à Paris. Le conseil de guerre devant lequel on le traduisit le renvoya à la Chambre des pairs (nommée

ESQUISSE HIST. DE FRANCE.

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