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une

leurs pacotilles au pied des palmistes forêt muette et solitaire se changeait, une fois l'an, en un marché bruyant et peuplé.

Le climat de l'île est sain, mais pluvieux : ce donjon de Neptune, qui n'a que sept à huit lieues de tour, attire les vapeurs de l'Océan. Le soleil de l'équateur chasse à midi tout ce qui respire, force au silence et au repos jusqu'aux moucherons, oblige les hommes et les animaux à se cacher. Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu'on appelle la lumière de mer, lumière produite par des myriades d'insectes dont les amours, électrisés par les tempêtes, allument à la surface de l'abîme les illuminations d'une noce universelle. L'ombre de l'île, obscure et fixe, repose au milieu d'une plaine mobile de diamants. Le spectacle du ciel est semblablement magnifique, selon mon savant et célèbre ami M. de Humboldt 1: « On « éprouve, dit-il, je ne sais quel sentiment in«< connu, lorsqu'en approchant de l'équateur,

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« et surtout en passant d'un hémisphère à « l'autre, on voit s'abaisser progressivement << et enfin disparaître les étoiles que l'on con«nut dès sa première enfance. On sent qu'on « n'est point en Europe, lorsqu'on voit s'élever « sur l'horizon l'immense constellation du « Navire, ou les nuées phosphorescentes de Magellan.

« Nous ne vîmes pour la première fois dis«tinctement, continue-t-il, la croix du Sud que << dans la nuit du 4 au 5 juillet, par les 16 de« grés de latitude.

Je me rappelais le passage sublime de « Dante que les commentateurs les plus célè«bres ont appliqué à cette constellation :

<<< lo mi volsi a man destra, etc.

« Chez les Portugais et les Espagnols, un sen« timent religieux les attache à une constella«tion dont la forme leur rappelle ce signe de « la foi, planté par leurs ancêtres dans les dé«serts du nouveau monde. »

Les poëtes de la France et de la Lusitanie ont placé des scènes de l'Élégie aux rivages du Mélinde et des îles avoisinantes. Il y a loin de ces douleurs fictives aux tourments réels de Napoléon sous ces astres prédits par le chantre de Beatrice et dans ces mers d'Éléonore et de Virginie. Les grands de Rome, relégués aux îles de la Grèce, se souciaient-ils des charmes de ces rives et des divinités de la Crète et de Naxos? Ce qui ravissait Vasco de Gama et Camoens ne pouvait émouvoir Bonaparte couché à la poupe du vaisseau il ne s'apercevait pas qu'au-dessus de sa tête étincelaient des constellations inconnues dont les rayons rencontraient pour la première fois ses regards. Que lui faisaient ces astres qu'il ne vit jamais de ses bivouacs, qui n'avaient pas brillé sur son empire? Et cependant aucune étoile n'a manqué à sa destinée la moitié du firmament éclaira son ber ceau, l'autre était réservée à la pompe de sa tombe.

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La mer que Napoléon franchissait n'était point cette mer amie qui l'apporta des havres de la Corse, des sables d'Aboukir, des rochers de l'île d'Elbe, aux rives de la Provence ; c'était cet Océan ennemi qui, après l'avoir enfermé dans l'Allemagne, la France, le Portugal et l'Espagne, ne s'ouvrait devant sa course que pour se refermer derrière lui. Il est probable qu'en voyant les vagues pousser son navire, les vents alizés l'éloigner d'un souffle constant, il ne faisait pas sur sa catastrophe les réflexions qu'elle m'inspire: chaque homme sent sa vie à sa manière; celui qui donne au monde un grand spectacle est moins touché et moins enseigné que le spectateur. Occupé du passé comme s'il pouvait renaître, espérant encore dans ses souvenirs, Bonaparte s'aperçut à peine qu'il franchissait la ligne, et il ne demanda point quelle main traça ces cercles dans lesquels les globes sont contraints d'emprisonner leur marche éternelle.

Le 15 août, la colonie errante célébra la

Saint-Napoléon à bord du vaisseau qui conduisait Napoléon à sa dernière halte. Le 15 octobre, le Northumberland était à la hauteur de Sainte-Hélène. Le passager monta sur le pont; il eut peine à découvrir un point noir imperceptible dans l'immensité bleuâtre; il prit une lunette; il observa ce grain de terre ainsi qu'il eût autrefois observé une forteresse au milieu d'un lac. Il aperçut la bourgade de Saint-James enchâssée dans des rochers escarpés; pas une ride de cette façade stérile à laquelle ne fût suspendu un canon on semblait avoir voulu recevoir le captif selon son gé

nie.

Le 16 octobre 1815, Bonaparte aborda l'écueil, son mausolée, de même que le 12 octobre 1492 Christophe Colomb aborda le nouveau monde, son monument : « Là, dit Walter

«

Scott, à l'entrée de l'Océan indien, Bonaparte « était privé des moyens de faire un second « avatar ou incarnation sur la terre. »

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