cette postérité subornée devenait la complice de quiconque aurait triomphé, où serait le droit, où serait le prix des sacrifices? Le bien et le mal n'étant plus que relatifs, toute moralité s'effacerait des actions humaines. Tel est l'embarras que cause à l'écrivain impartial une éclatante renommée; il l'écarte autant qu'il peut, afin de mettre le vrai à nu; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et couvre à l'instant le tableau. Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu'il nous a ôté en force. Pour ne pas avouer l'amoindrissement de territoire et de puissance que nous devons à Bonaparte, la génération actuelle se console en se figurant que ce qu'il nous a retranché en force, il nous l'a rendu en illustration: « Désor< mais ne sommes-nous pas, dit-elle, renom « més aux quatre coins de la terre? un Français << n'est-il pas craint, remarqué, recherché, connu à tous les rivages? » Mais étions-nous placés entre ces deux conditions, ou l'immortalité sans puissance, ou la puissance sans immortalité? Alexandre fit connaître à l'univers le nom des Grecs; il ne leur en laissa pas moins quatre empires en Asie; la langue et la civilisation des Hellènes s'étendirent du Nil à Babylone et de Babylone à l'Indus. A sa mort, son royaume patrimonial de Macédoine, loin d'être diminué, avait centuplé de force. Bonaparte nous a fait connaître à tous les rivages; commandés par lui, les Français jetèrent l'Europe si bas à leurs pieds que la France prévaut encore par son nom, et que l'arc de l'Étoile peut s'élever sans paraître un puéril trophée; mais avant nos revers ce monument eût été un témoin au lieu de n'être qu'une chronique. Cependant Dumouriez avec des réquisitionnaires n'avait-il pas donné à l'étranger les premières leçons, Jourdan gagné la bataille de Fleurus, Pichegru conquis la Belgique et la Hollande, Hoche passé le Rhin, Masséna triomphé à Zurich, Moreau à Hohenlinden; tous exploits les plus difficiles à obtenir et qui préparaient les autres ? Bonaparte a donné un corps à ces succès épars; il les a continués, il a fait rayonner ces victoires: mais sans ces premières merveilles eût-il obtenu les dernières? Il n'était au-dessus de tout que quand la raison chez lui exécutait les inspirations du poëte. L'illustration de notre suzerain ne nous a coûté que deux ou trois cent mille hommes par an; nous ne l'avons payée que de trois millions. de nos soldats; nos concitoyens ne l'ont achetée qu'au prix de leurs souffrances et de leurs libertés pendant quinze années : ces bagatelles peuvent-elles compter ? Les générations venues après ne sont-elles pas resplendissantes? Tant pis pour ceux qui ont disparu ! Les calamités sous la République servirent au salut de tous; nos malheurs sous l'Empire ont bien plus fait : ils ont déifié Bonaparte! cela nous suffit. Cela ne me suffit pas à moi, je ne m'abaisserai point à cacher ma nation derrière Bonaparte; il n'a pas fait la France, la France l'a fait. Jamais aucun talent, aucune supériorité ne m'amènera à consentir au pouvoir qui peut d'un mot me priver de mon indépendance, de mes foyers, de mes amis; si je ne dis pas de ma fortune et de mon honneur, c'est que la fortune ne me paraît pas valoir la peine qu'on la défende; quant à l'honneur, il échappe à la tyrannie: c'est l'âme des martyrs; les liens l'entourent et ne l'enchaînent pas; il perce la voûte des prisons et emporte avec soi tout l'homme. Le tort que la vraie philosop hie ne pardonnera pas à Bonaparte, c'est d'avoir façonné la société à l'obéissance passive, repoussé l'humanité vers les temps de dégradation morale, et peut-être abâtardi les caractères de manière qu'il serait impossible de dire quand les cœurs commenceront à palpiter de sentiments généreux. La faiblesse où nous sommes plongés vis |