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son esprit : il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour à tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change avec une extrême mobilité de ton, de personnage, et même de sentiment, en parlant cependant des mêmes objets.

Et ne croyez pas que ces mouvements si divers soient l'explosion naturelle d'une âme très-sensible, qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre partout les sentiments d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre, ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai; mais c'est comme le poëte dramatique, qui a des caractères opposés à mettre en action. Racine n'est ni Néron, ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des idées et des sentiments qui appartiennent au caractère et à la si. tuation de ces personnages, et il trouve dans son imagination échaussée tous les traits dont il a besoin pour les peindre.

Ne cherchons donc dans le style de la Bruyère ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement involontaire de son âme : mais obser. vons les formes diverses qu'il prend tour à tour pour nous intéresser ou nous plaire.

Une grande partie de ses pensées ne pouvait guère se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque verité, quelque finesse, quelque profondeur même qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone aurait bientôt ralenti et fatigué l'attention, si elle eût été trop continúment prolongée.

Le philosophe n'éc.it pas seulement pour se faire lire, il veut persader ce qu'il écrit; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'âme, est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles.

Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'attention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une iné. puísable variété?

Tantôt il se passionne, et s'écrie avec une sorte d'enthousiasme : « Je « voudrais qu'il me fût permis de crier de toute ma force à ces hommes saints qui ont été autrefois blessés des femmes: Ne les dirigez point; . laissez à d'autres le soin de leur salut. »

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Tantôt, par un autre mouvement aussi extraordinaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez, retirez-vous; vous n'êtes pas assez ⚫ loin... Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique... Passez sous le pole et dans l'autre hémisphère... M'y voilà... Fort bien, vous êtes

<< en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, «< inexorable, etc. » C'est dommage peut-être que la morale qui en résulte n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare.

Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule :

« Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand « nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te tratnent, << tu penses qu'on t'en estime davantage : on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat. » « Vous aimez, dans un combat ou pendant un siége, à paraître en ⚫ cent endroits, pour n'être nulle part; à prévenir les ordres du géné« ral, de peur de les suivre, et à chercher les occasions plutôt que de << les attendre et les recevoir : votre valeur serait-elle douteuse? »

Quelquefois une réflexion qui n'est que sensée est relevée par une image ou un rapport éloigné, qui frappe l'esprit d'une manière inattendue. « Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus << rare, ce sont les diamants et les perles. » Si la Bruyère avait dit simplement que rien n'est plus rare que l'esprit de discernement, on n'aurait pas trouvé cette réflexion digne d'être écrite '.

C'est par des tournures semblables qu'il sait attacher l'esprit sur des observations qui n'ont rien de neuf pour le fond, mais qui deviennent piquantes par un certain air de naïveté sous lequel il sait déguiser la satire.

<<< Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve << dans une grande faveur perde son procès.

« C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre « roture, et de n'y être pas gentilhomme. >>

Il emploie la même finesse de tour dans le portrait d'un fat, lorsqu'il dit : « Iphis met du rouge, mais rarement; il n'en fait pas habitude. »

Il serait difficile de n'être pas vivement frappé du tour aussi fin qu'énergique qu'il donne à la pensée suivante, malheureusement aussi vraie que profonde : « Un grand dit de Timagène, votre ami, qu'il est << un sot; et il se trompe. Je ne demande pas que vous répliquiez qu'il

La Harpe dit, à propos de cette réflexion de la Bruyère: « Quel rap• prochement bizarre et frivole, pour dire que le discernement est rare! « et puis les diamants et les perles, sont-oe des choses si rares? » Je ne puis m'empêcher d'être ici du sentiment de la Harpe contre l'ingénieux auteur de la notice.

« est homme d'esprit : osez seulement penser qu'il n'est pas un sot.» C'est dans les portraits surtout que la Bruyère a eu besoin de toutes les ressources de son talent. Théophraste, que la Bruyère a traduit, n'emploie pour peindre ses Caractères que la forme d'énumération ou de description. En admirant beaucoup l'écrivain grec, la Bruyère n'a eu garde de l'imiter; ou, si quelquefois il procède comme lui par énu. mération, il sait ranimer cette forme languissante par un art dont on ne trouve ailleurs aucun exemple.

Relisez les portraits du riche et du pauvre : « Giton a le teint frais, « le visage plein, la démarche ferme, etc. Phédon a les yeux creux, « le teint échauffé, etc.; » et voyez comment ces mots, il est riche, il est pauvre, rejetés à la fin des deux portraits, frappent comme deux coups de lumière, qui, en se réfléchissant sur les traits qui précèdent, y répandent un nouveau jour, et leur donnent un effet extraordinaire. Quelle énergie dans le choix des traits dont il peint ce vieillard presque mourant qui a la manie de planter, de bâtir, de faire des projets pour un avenir qu'il ne verra point! « Il fait bâtir une maison de pierre de taille, raffermie dans les encoignures par des mains de fer, et « dont il assure, en toussant, et avec une voix frêle et débile, qu'on << ne verra jamais la fin. Il se promène tous les jours dans ses ateliers sur les bras d'un valet qui le soulage; il montre à ses amis ce qu'il a fait, et leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas pour ses « enfants qu'il bâtit, car il n'en a point; ni pour ses héritiers, per« sonnes viles et qui sont brouillées avec lui : c'est pour lui seul, et il « mourra demain. »

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Ailleurs il nous donne le portrait d'une femme aimable, comme un fragment imparfait trouvé par hasard, et ce portrait est charmant ; je ne puis me refuser au plaisir d'en citer un passage: « Loin de s'appliquer à vous contredire avec esprit, ARTÉNICE s'approprie vos « sentiments; elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit : ■ vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien, et d'avoir mieux dit « encore que vous n'aviez cru. Elle est toujours au-dessus de la vanité, « soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive; elle oublie les traits où il faut « des raisons; elle a déjà compris que la simplicité peut être éloquente. Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle vieillit, et qui s'étonne d'éprouver la faiblesse et les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop molle? Il en fait un apologue. C'est IRÈNE qui va au temple d'Épidaure 1 Poyez le chapitre VI.

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consulter Esculape. D'abord elle se plaint qu'elle est fatiguée : « L'oracle prononce que c'est par la longueur du chemin qu'elle vient de ⚫ faire. Elle déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire « de l'eau. Ma vue s'affaiblit, dit Irène. Prenez des lunettes, dit Esculape. Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle ; je ne suis ni si forte, «ni si saine que j'ai été. C'est, dit le dieu, que vous vicillissez. Mais « quel moyen de guérir de cette langueur? Le plus court, Irène, c'est << de mourir comme ont fait votre mère et votre aïeule. » A ce dialogue, d'une tournure naïve et originale, substituez une simple description à la manière de Théophraste, et vous verrez comment la même pensée peut paraître commune ou piquante, suivant que l'esprit ou l'imagination sont plus ou moins intéressés par les idées et les sentiments accessoires dont l'écrivain a su l'embellir.

La Bruyère emploie souvent cette forme d'apologue, et presque toujours avec autant d'esprit que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue d'aussi parfait que l'histoire d'ÉMIRE: c'est un petit roman plein de finesse, de grâce, et même d'intérêt.

Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par la variété des mouve. ments et des tours que le talent de la Bruyère se fait remarquer : c'est encore par un choix d'expressions vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ces heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger.

<< Tout excellent écrivain est excellent peintre, » dit la Bruyère luimême; et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau; tout y parle à l'imagination : « La véritable grandeur se laisse toucher et manier..... elle se courbe avec bonté << vers ses inférieurs, et revient sans effort à son naturel. >>

« Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subitement un homme « à la mode, et qui le soulève davantage, que le grand jeu. »

Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage avant de savoir le jugement du public : « Ils ne hasardent point leurs suffrages; ils veulent être portés par la foule, et entraînés par la « multitude. »>

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La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste : il vous le montre planté et ayant pris racine devant ses tulipes; il en fait un arbre de

Voyez le chapitre III.

son jardin. Cette figure hardie est piquante, surtout par l'analogie des objets.

« Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter une sottise. » C'est une figure bien heureuse que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer.

L'énergie de l'expression dépend de la force avec laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi la Bruyère, s'élevant contre l'usage des serments, dit : « Un honnête « homme qui dit oui, ou non, mérite d'être cru; son caractère jure « pour lui. »>

Il est d'autres figures de style d'un effet moins frappant, parce que les rapports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit; je L'en citerai qu'un exemple.

« Il y a dans quelques femines un mérite paisible, mais solide, « accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent couvrir de toute • leur modestie. »>

Ce mérite paisible offre à l'esprit une combinaison d'idées trèsfines, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat ct plus exercé.

Mais les grands effets de l'art d'écrire, comme de tous les arts, tiennent surtout aux contrastes.

Ce sont les rapprochements ou les oppositions de sentiments et d'idées, de formes et de couleurs, qui, faisant ressortir tous les objets les uns par les autres, répandent dans une composition la variété, le mouvement et la vie. Aucun écrivain peut-être n'a mieux connu ce secret, et n'en a fait un plus heureux usage, que la Bruyère. Il a un grand nombre de pensées qui n'ont d'effet que par le contraste.

« Il s'est trouvé des filles qui avaient de la vertu, de la santé, de la ferveur, et une bonne vocation, mais qui n'étaient pas assez riches ⚫ pour faire dans une riche abbaye vœu de pauvreté. »

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Ce dernier trait, rejeté si heureusement à la fin de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. Mettez à la place, « qui n'étaient pas assez riches pour faire vœu de pau« vreté dans une riche abbaye; » et voyez combien cette légère transposition, quoique peut-être plus favorable à l'harmonie, affaiblirait l'effet de la phrase! Ce sont ces artifices que les anciens recherchaient avec tant d'étude, et que les moderncs négligent trop : lorsqu'on en trouve des exe.nples chez nos bons écrivains, il semble que c'est plutôt l'effet de l'instinct que de la réflexion.

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