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choisi parmi les barons français, forment un récit plein d'intérêt que l'on regrette de ne pas voir continuer plus longtemps. Villehardouin s'est arrêté, en effet, à la mort du marquis de Montferrat, en 1207, et c'est dans les historiens byzantins qu'il faut chercher la suite de cette invasion qui avait porté une dynastie et une cour étrangères à Constantinople.

Nous bornons ici l'examen d'un livre plus susceptible d'étude que d'analyse. L'historien de ce livre, qui en est aussi un des principaux personnages, nous offre dans ses actions la réalité de cette chevalerie, dont les romans du moyen âge ont tracé la peinture idéale. Homme de guerre et de conseil, il porte la prudence, la bonne foi, la prud'homie au milieu des entreprises lest plus téméraires et les plus injustes. Il nous donne l'idée de ces caractères fermes et sévères des vieux temps, qui se remuaient tout d'une pièce, semblables à ces armures d'acier dont les guerriers étaient revêtus. (M. Villemain, Littérature au moyen âge.)

Joinville.

La même époque qui vit naître Thibault, comte de Champagne, le premier poëte parmi les rois, vit naître le premier narrateur éloquent et naïf en langue vulgaire, Joinville. Elevé à la cour de Thibaut, il y puisa dès l'enfance quelque chose de cet esprit conteur des troubadours qu'il porta dans l'histoire.

Joinville s'était croisé, malgré quelque chose de profane et de léger qui était en lui; il s'était même croisé avec toutes les pieuses précautions du temps. Il avait fondé, avant de partir, une messe anniversaire pour le repos de son âme, s'il venait à mourir. Il avait de plus engagé ses terres, ses châteaux, et fait argent de toute main; il était sur la flotte du roi, qui souvent conversait avec lui. Saint Louis mettait l'entretien sur des sujets dignes de gens qui vont à la croisade. « Sénéchal, lui dit-il un jour, quelle chose est-ce que Dieu?- Sire, c'est si souveraine et bonne chose que meilleure ne peut être. Vraiment, c'est moult bien répondu, car cette réponse est écrite en ce livret que je tiens en ma main. Autre demande vous ferai-je; savoir: Lequel vous aimeriez mieux être lépreux et ladre, ou avoir commis et commettre un péché mortel? Et moi, dit Joinville, qui oncques ne lui voulus mentir, je lui répondis que j'aimerais mieux avoir commis trente péchés mortels que d'être lépreux. »

« Quand les frères furent départist de là, il me rappelle tout seulet, et me fit seoir à ses pieds, et me dit : Comment avez

vous osé dire ce que vous avez dit? Et je lui reponds que encore je le dirais. Et il va me dire: Ah! fou musart, musart, vous y êtes déçu; car vous savez qu'il n'est lèpre si laide que d'être en péché mortel. Et vous prie que, pour l'amour de Dieu premier, et pour l'amour de moi, vous reteniez ce dit en votre cœur. >>

N'est-elle pas admirable la bonté de ce roi et de ce saint, qui, tout roi et tout saint qu'il est, ne se fâche point de la réponse du jeune homme, laisse les témoins se retirer, et ne le réprimande que lorsqu'il est seul avec lui?

Dans l'ordre des temps, le récit de Joinville est peut-être le premier monument de génie en langue française. Nous entendons par génie un haut degré d'originalité dans le langage, une physionomie particulière et expressive, quelque chose enfin qui a été fait par un homme et n'aurait pas été fait par un autre : c'est le livre de Joinville. Cette facile et vive gaieté, supportée ou plutôt aimée par saint Louis, se répand sur le récit, et l'anime de ce tour d'esprit que la Fontaine appelait enjouement. Ces aventures si sérieuses de la terre sainte, il ne les raconte pas avec indifférence; il en est ému, il en souffre : cependant 'son courage et sa gaieté se conservent, et font ressortir encore l'héroïsme du roi, dont il est le plus fidèle, le plus gai conseiller, le plus sincère historien. Il combattit souvent près de lui, et fut mêlé à tous les grands périls. A Damiette, il donna librement son avis et contredit le roi. Il se tenait à l'écart, craignant de l'avoir offensé, lorsqu'il sentit une main se placer sur

ses

yeux; il entrevit un gros rubis que portait le roi, et reconnut encore mieux le prince à quelques paroles pleines de confiance et d'amitié. Joinville, si aimé de saint Louis, revint avec lui de la croisade; il retourna dans ses terres de Champagne, et recommença tranquillement la douce vie de seigneur. Quand saint Louis, tourmenté d'un nouveau désir de croisade, partit pour Tunis, le sénéchal ne voulut plus le suivre. Saint Louis ne s'en fâcha pas. Bientôt Joinville apprit avec douleur sa mort. Il déposa dans une enquête pour la canonisation du roi; ensuite il écrivit l'histoire de saint Louis. Le texte original, longtemps perdu, a été retrouvé, bien qu'on y puisse supposer de fréquentes altérations, telles qu'on avait coutume d'en faire successivement, au moyen âge, dans les copies nouvelles des manuscrits en langue vulgaire.

Il y a dans Joinville un charme de naturel qui s'est conservé dans la diversité de ses versions, et qui est le cachet primitif de l'ouvrage. C'est par là qu'on peut expliquer le caractère prématuré de quelques expressions de Joinville, qui semblent encore toutes

fraîches et toutes nouvelles : tant elles étaient heureuses et impossibles à remplacer! Cette remarque s'appliquerait à d'autres ouvrages où la supériorité de l'écrivain lui a fait, pour ainsi dire, anticiper d'un demi-siècle le progrès naturel de la langue, en lui donnant tout d'abord les expressions qui ne passent pas, celles qui sont à la fois les plus énergiques et les plus courtes. Il en est ainsi de Joinville; la vive imagination, et en même temps l'imagination ignorante de cet ingénieux chevalier, lui a donné des paroles qui ne peuvent s'oublier. Tout est nouveau; tout est extraordinaire pour lui: Le Caire, c'est Babylone; le Nil, c'est un fleuve qui prend sa source dans le paradis. Il a de ces notions particulières sur beaucoup de choses; mais, quant aux faits véritables, on ne saurait trouver plus naïf témoin. On dirait que les objets sont nés dans le monde le jour où il les a vus; il les décrit avec une merveilleuse décision de langage, sans rien altérer. Il les décrit comme Hérodote, mieux que lui peut-être, car Hérodote était déjà savant; Joinville, Dieu merci, ne l'est pas du tout.

Comme c'est la première fois que l'on trouve un type de génie dans cette époque lointaine, arrêtons-nous un peu. Joinville part-il pour la croisade, ses émotions pieuses ne sont pas très-fortes; il ne les a pas chargées. Mais il faut repasser devant son château; et là, comme il a le cœur ému, il le dit :

<< Ainsi que j'allois de Bleicourt à Saint-Urban, qu'il me falloit passer auprès du chastel de Joinville, je n'osai oncques tourner la face devers Joinville, de peur d'avoir trop grand regret, et que le cœur ne me faillît de ce que je laissois mes deux enfants et mon beau chastel de Joinville, que j'avois fort au cœur. »

Puis quand il monte sur un vaisseau, il faut voir son admiration du vaisseau et de la mer, et de quelle façon le merveilleux de la croisade commence pour lui, au moment de quitter le port.

« Nous entrasmes au mois d'aoust, celui an, en la nef à la roche de Masseille, et fut ouverte la porte de la nef pour faire entrer nos chevaulx, ceulx que devions mener oultre mer. Et quant tous furent entrez, la porte fut reclouse et estouppée, comme que l'on vouldroit faire un tonnel de vin: pour ce quant la nef est en grand mer, toute la porte est en eauë. Et tantost le maistre de la nau s'escria à ses gens, qui estoient au bec (*) de la nef : « Est vostre besongne preste? Sommes-nous à point? » Et ilz dirent que oy vraiment. Et quand les prebstres et clercs furent entrez, il les fist tous monter au chasteau de la nef, et leur fist chanter au nom de Dieu, que nous voulsist tous bien conduire. Et tous à haulte voix

(*) La proue.

commencèrent à chanter ce bel hymne: Veni creator Spiritus, tout de bout en bout. Et en chantant, les mariniers firent voiles de par Dieu. Et incontinent le vent s'entonne en la voiile, et tantost nous fist perdre la terre de veuë, si que nous ne vismes plus que ciel et mer; et chascun jour nous esloignasmes du lieu dont nous estions partiz. Et par ce veulx je bien dire, que icelui est bien fol, qui sceut avoir aucune chose de l'autrui, et quelque péché mortel en son âme, et se boute en tel danger. Car si on ́s'endort au soir, l'on ne sceit si on ne se trouvera au matin au sous de la mer. »

On ne commente pas cet admirable naturel.

Voici comment Joinville raconte l'aventure de la reine Marguerite et du vieux chevalier à Damiette :

« Cy-devant avez veu et entendu les grans persécutions et misères, que le bon roi saint Loys et tous nous avons souffertes et endurées oultre mer. Aussi sachez que la royne la bonne dame n'en eschappa pas, sans en avoir sa part, et de bien aspres au cueur, ainsi que vous orrez cy-après. Car trois jours le roy avant qu'elle accouchast, lui vendrent les nouvelles que le roy son bon espoux estoit prins. Desquelles nouvelles elle fut si très troublée en son corps, et si grand mésaise, que sans cesser à son dormir il lui sembloit que toute la chambre fust plaine de Sarrazins, pour la occir; et sans fin s'écrioit : « A l'aide, à l'aide, » là où il n'y avoit âme. Et de paeurs que le fruit qu'elle avoit ne périst, elle faisoit veiller tout nuyt ung chevalier au bout de son lit, sans dormir. Lequel chevalier estoit viel et anxien, de l'éâge de quatre-vingtz ans et plus. Et à chascune foiz qu'elle s'écrioit, il la tenoit parmi les mains, et lui disoit : « Madame, n'aiez garde, je suis avecques vous, n'aiez paeurs. » Et avant que la bonne dame fust accouschée, elle fist vider sa chambre des personnages qui y étoient, fors que de celui viel chevalier, et se gecta la royne à genoultz devant lui, et lui requist qu'il lui donnast ung don. Et le chevalier le lui octroia par son serement. Et la royne lui va dire: « Sire chevalier, je vous requier sur la foi que vous m'avez donnée, que si les Sarrazins prennent ceste ville, que vous me couppez la teste avant qu'ilz me puissent prandre. » Et le chevalier lui respondit que très-voulontiers il le feroit, et que jà l'avoit il eu en pensée d'ainsi le faire, si le cas y eschéoit. »

Si, après avoir lu les fabliaux du douzième siècle, vous prenez Joinville, il semble que plus d'un siècle ait séparé ces écrits, et cependant il n'y a dans l'intervalle que le passage d'un grand homme (saint Louis) et le mouvement d'idées qu'il fait naître. Au treizième siècle, la langue française est déjà toute faite, et sem

blable à la nôtre. Depuis lors, elle s'est développée par un progrès constant vers la clarté, la précision et la justesse; mais elle existait déjà. Ce progrès de la langue à une époque sí reculée est remarquable dans la prose comme dans la poésie. Partout c'est par les vers que commence la littérature, mais c'est par la prose que la littérature se fixe et que la langue se décide. Thibaut, comte de Champagne, et l'historien Joinville, sont la dernière expression de l'esprit français. (M. Villemain, Littérature au moyen âge.)

Froissart.

Né à Valenciennes, dans le Hainaut, vers l'an 1337, Jehan Froissart était fils d'un peintre d'armoiries. Dès l'âge de douze ans il n'aimait que

De veir danses et carolles (cabrioles)
D'oïr ménestrels et parolles
Qui s'apertiennent à déduit.
Et de ma nature introduit,
D'amer par amour tous céaulx
Qui aiment et chiens et oiseaus.

Ses goûts allèrent se fortifiant avec l'âge :
Au boire je prens grand plaisir :
Aussi fai-je en beaus draps vestir.
En viande fresche et nouvelle
Quant à table me voy servir,
Mon esprit se renouvelle
Violettes en leurs saisons
Et roses blanches et vermeilles
Voy volontiers; car c'est raisons,
Et chambres pleines de candeilles,
Jus et danses et longes veilles,
Et beaux lis pour li rafreschir,
Et au couchier, pour mieulx dormir,
Espices, clairet et rocelle;

En toutes ces choses véir (vivre),
Mon esprit se renouvelle.

Avec ces inclinations, aussitôt qu'il eut pris les ordres, il s'attacha d'abord à la maison de sire Robert de Namur, comte de Montfort. Ce seigneur, qui remarquait en lui une curiosité naturelle, une perpétuelle attention à s'enquérir des faits d'armes, l'engagea, fort jeune encore, à composer la Chronique des guerres

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