Page images
PDF
EPUB

cette critique de certains auteurs de son siècle. « Pourveu, dit-il, « qu'ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chault de l'effi<< cace; pour saisir un nouveau mot, quittent l'ordinaire, souvent << plus fort et plus nerveux, » Mais voici une critique de la langue française qui est de l'écrivain du XVIe siècle. « Le langage français, « dit-il, n'est pas maniant et vigoureux suffisamment; il succombe << ordinairement à une puissante conception: si vous allez tendu, << vous sentez souvent qu'il languit soubs vous et fléchit, et qu'à «son défault, le latin se présente au secours, et le grec à d'aultres.» Cette crainte d'en dire trop peu dans le discours, de laisser quelque chose de reste, et que ce reste ne soit le plus important, est bien d'un siècle plus affamé de connaissances que de vérité, J'y vois en outre une faiblesse des écrivains supérieurs commune aux plus médiocres par contagion, par laquelle ils font un tort à la langue de leur pays de résister à des conceptions ou molles ou extraordinaires.

« Aussi Montaigne appelle-t-il le latin et le grec au secours de l'écrivain. «Et que le gascon y arrive, ajoute-t-il, si le français « n'y peut aller. » C'est la théorie de Ronsard. C'est ce fameux mélange des langues savantes et des patois provinciaux, la plus étrange des nouveautés conseillée par un homme qui tient toute nouveauté pour suspecte. Il n'y manque même pas le conseil d'employer les termes des professions réputées nobles. «Il n'est rien, dit-il, qu'on ne feist du jargon de nos classes et de nostre < guerre, qui est un généreux terrein à emprunter. De là, au choix des r, comme faisant une belle sonnerie, il n'y a pas loin. C'est ainsi que Ronsard et Montaigne, quoique si inégaux et si différents, subissent l'influence du tour d'esprit de leur siècle, lequel met le plus petit hors de sens, et trouble la raison du plus grand. Tous deux se trompent par la même illusion, en donnant trop aux mots, que l'un trouve trop peu nombreux, et l'autre trop peu significatifs pour ce qu'ils ont à leur faire exprimer.

a De très-bons esprits, contemporains de Montaigne, lui en faisaient des critiques. « Tu es trop espais en figures, lui disait son ami Étienne Pasquier. D'autres lui reprochaient des mots du cru de Gascogne. Pasquier, qui ne s'en aperçoit pas dans Ronsard, en est frappé en lisant Montaigne. On était plus exigeant pour les prosateurs que pour les poëtes; et on remarquait dans les premiers le superflu et le faux, parce qu'on y cherchait déjà l'utile et le vrai. Les mêmes hommes qui ne croyaient pas qu'aucun poëte pût être supérieur à Ronsard, imaginaient un prosateur plus parfait que Montaigne. La curiosité commençant à s'apaiser, le goût naissait. » (Histoire de la littérature française.)

La Boétie..

La Boétie (1) « le plus grand homme de son siècle,» selon Montaigne, est moins connu de bien des lecteurs par ses propres ouvrages que par cette « cousture d'amitié si estroicte et si joincte qu'il avait dressée» avec l'auteur des Essais. Conseiller du roi au parlement de Bordeaux, estimé et honoré de tous ceux qui le connurent, plein d'affections tendres et de sentiments généreux, il vécut et mourut sans bruit, et ne songea jamais à occuper le public de ses talents. C'est à Montaigne que nous devons à peu près tout ce qui nous reste de ses ouvrages. Le plus célèbre est celui qui a pour titre De la Servitude volontaire. C'est le seul dont nous ne devions pas la conservation à Montaigne; ce n'est pas qu'il n'eût beaucoup d'estime et même d'admiration pour ce livre « escrit..... à l'honneur de la liberté contre les tyrans..... » Il le trouvait « gentil et plein au possible. » Mais il prévoyait déjà sans doute ce qui arriva plus tard, qu'on en abuserait en le prenant dans un sens contraire à celui de l'auteur : « Parce que, dit-il, j'ai trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumière par ceux qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, et qu'ils l'ont mêlé à d'aultres escrits de leur farine, je me suis desdit de le loger icy. » On s'arma, en effet, du noble enthousiasme et des paroles éloquentes de la Boétie pour combattre la monarchie. Mais il paraît qu'il ne voulait rien moins, et nous savons par celui qui l'avait connu jusqu'au vif que personne ne fut plus que lui soumis aux lois et ennemi des nouvelletez, qui troublent les Etats. Vivement affligé des maux qui désolaient la France, la Boétie s'en prend à toutes les tyrannies, et ne prétend nullement affaiblir les lois ni ébranler l'autorité royale. Il faut convenir pourtant qu'une telle protestation, quelque innocente qu'elle soit dans l'intention de son auteur, devient dangereuse, dès qu'elle se produit au dehors. L'éloquence dont elle est animée passionne la foule, lui grossit les objets, lui fait voir partout des monstres de tyrannie, lui met la haine et la révolte dans le cœur et les armes à la main. Cette réserve faite, la Servitude volontaire est pleine de cette énergie que nous admirons dans les âmes républicaines de l'antiquité. Les raisonnements y sont autant de mouvements: «Mais, ô mon Dieu, que peut estre cela? comment dirons-nous que cela s'appelle? quel

(1) Né à Sarlat, le 1er novembre 1530; mort à Germignac, le 18 août 1563.

malheur est cestuy-là? ou quel vice, ou plus tost quel malheureux vice, veoir un nombre infiny, non pas obéir, mais servir, non pas estre gouvernez, mais tyranniez, n'ayans ny biens, ny parens, ny enfans, ny leur vie mesme qui soit à eux? souffrir les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare, contre lequel il faudrait dépendre son sang et sa vie devant, mais d'un seul; non pas d'un Hercules ny d'un Samson, mais d'un seul homme, et le plus souvent du plus lasche et féminin de la nation; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand' peine au sable des tournois. » C'est là de l'éloquence à la manière des Grecs et des Romains; seulement elle perd pour nous une partie de son effet, parce qu'elle porte à faux, et qu'elle donne dans l'exagération où elle s'abîme et se perd. L'élocution de la Boétie est saine et correcte; son style est plein de force et de sens. « Ce n'est pas, observe Charles Nodier, que ce style vaille celui de Montaigne, qu'aucun style n'a jamais valu. Il est tendu et archaïque; il est âpre comme cette âme naïve et libre, qui ne fléchit pas même devant la mort, parce que les vertus morales se réunissent en elle à toutes les vertus civiles; mais il est ingénu, ferme, éloquent, comme nous paraîtrait aujourd'hui la prose de Marcus Brutus et de Caton d'Utique, si nous avions conservé leurs livres.» (Manuel de bibliographie.) Jusqu'ici, on ne connaissait guère de la Boétie que ce discours de la Servitude volontaire. Grâce aux soins de M. L. Feugère, nous nous pouvons lire maintenant le reste de ses œuvres. Ce sont des traductions et des poésies. En traduisant les Economiques d'Aristote et de Xénophon, les Règles du mariage et la Consolation de Plutarque, la Boétie a montré le secret d'imiter les anciens, et servi utilement le progrès de notre langue. Il est souvent, par la naïveté de ses versions, le rival heureux d'Amyot.

« Quant à ses poésies latines et françaises, dit G. Collettet, les premières sont si éclatantes que l'on a cru, pour parler avec Scévole, que la ville de Bordeaux remporta finalement par elles un honneur que depuis le temps d'Ausone elle n'avait osé jamais espérer; et qu'elle put s'attribuer justement la gloire d'avoir produit un véritable poëte, capable de rendre toute l'Italie même jalouse de la beauté de ses vers; » et ses poésies françaises sont telles, qu'au rapport de l'auteur des Essais, qui dans les premières éditions de son livre «ne dédaigna pas d'en insérer un bon nombre, la Gascogne n'en avait point encore produit de plus parfaites. D

Charron.

Charron, l'autre ami de Montaigne, l'héritier de ses armoiries et de ses doctrines, n'a rien de la verve de la Boétie. Il n'écrit pas pour enflammer, mais pour convaincre. Son livre de la Sagesse, publié à Bordeaux en 1601, ne fait que reproduire et exagérer le livre des Essais, en le réduisant en système. Montaigne avait montré le ridicule du dogmatisme; Charron dogmatisa le scepticisme. L'un disait : que sais-je ? l'autre fit écrire sur sa porte: je ne sais. De là une différence sensible dans la forme: au lieu de cette allure vive et capricieuse qui plaît par son désordre même et tient toujours l'esprit du lecteur en éveil, dans Montaigne, nous ne trouvons plus, dans Charron, qu'une gravité ennuyeuse, une marche pesante et sans grâce; au lieu de ce langage abondant, qui coule de source avec la pensée et ne fait jamais défaut, c'est un appareil pédantesque de divisions, de subdivisions, de définitions, de distinctions. Il n'y eut à ce défaut qu'un avantage, c'est qu'il donna le goût des ouvrages méthodiques.

Charron se piquait d'être profondément chrétien. Il était chanoine et voulait être chartreux. Il n'y paraît dans son livre que par le costume théologique dont il revêt la morale de Montaigne. Au fond, il attaque tout ce qu'il y a de plus saint et de plus respectable; et quoiqu'il ait soin de faire des réserves explicites en ce qui touche la foi, il substitue trop souvent, volontairement ou non, la philosophie à la religion. Après sa mort, son livre fut l'objet des poursuites du parlement et de la faculté de théologie. Il échappa, grâce à quelques changements qu'y fit le président Jeannin, et la seconde édition put paraître en 1604.

On trouve dans Charron plusieurs morceaux intéressants; tel est celui-ci sur la vanité :

« La vanité se démontre et témoigne en plusieurs manières; premièreinent, en nos pensées et entretiens privés, qui sont bien souvent plus que vains, frivoles et ridicules, auxquels toutefois nous consommons grand temps, et ne sentons point. Nous y entrons, y séjournons et en sortons insensiblement, qui est bien double vanité et grande inadvertance de soi. L'un, se promenant en une salle, regarde à compasser ses pas d'une certaine façon sur les carreaux ou tables du plancher; cet autre discourt en son esprit longuement et avec attention comment il se comporterait s'il était roi, pape, ou autre chose, qu'il sait ne pouvoir jamais être, et ainsi se plaît de vent, et encore de moins, car de chose qui n'est et ne sera point; celui-ci songe fort comment il composera son

I. E. F.

5

corps, ses contenances, son maintien, ses paroles d'une façon affectée, et se plaît à le faire comme d'une chose qui lui sied fort bien, et à quoi tous doivent prendre plaisir. Et quelle vanité et sotte inanité en nos désirs et souhaits, d'où naissent les créances et espérances encore plus vaines! Et tout ceci n'advient pas seulement lorsque nous n'avons rien à faire et que nous sommes engourdis d'oisiveté, mais souvent au milieu et plus fort des affaires : tant est naturelle et puissante la vanité, qu'elle nous dérobe et nous arrache des mains de lá vérité, solidité et substance des choses, pour nous mettre au vent et au rien.

« Mais la plus forte vanité de toutes, est ce soin pénible de qui se fera ici, après qu'en serons partis. Nous étendons nos désirs et affections au delà de nous et de notre être ; voulons pourvoir à nous être fait des choses lorsque ne serons plus. Nous désirons être loués après notre mort; quelle plus grande vanité! Ce n'est pas ambition, comme l'on pourrait penser, qui est un désir d'honneur sensible et perceptible; si cette louange de notre nom peut accommoder et servir en quelque chose à nos enfants, parents et amis survivants, bien soit, il y a de l'utilité; mais désirer comme bien une chose qui ne nous touchera point, et dont nous n'en sentirons rien, c'est pure vanité; comme de ceux qui craignent que leurs femmes se marient après leur décès, désirent avec grande passion qu'elles demeurent veuves, et l'achètent bien chèrement en leurs testamens, leur laissant une grande partie de leurs biens à cette condition. Quelle folle vanité, et quelquefois injustice ! C'est bien au rebours de ces grands hommes du temps passé, qui, mourants, exhortaient leurs femmes à se marier tôt et engendrer des enfants à la république. D'autres ordonnent que, pour l'amour d'eux, on porte telle et telle chose sur soi, ou que l'on fasse telle chose à leur corps mort: nous consentons peut-être d'échapper à la vie, mais non à la vanité.

<< Voici une autre vanité : nous ne vivons que par relation à autrui; nous ne nous soucions pas tant quels nous soyons en nous, en effet et en vérité, comme quels nous soyons en la connaissance publique; tellement que nous nous défraudons souvent, et nous privons de nos commodités et biens, et nous gênons, pour former les apparences à l'opinion commune. Ceci est vrai, non-seulement aux choses externes du corps, et en la dépense et emploi de nos moyens, mais encore aux liens de l'esprit, qui nous semblent estre sans fruit, s'ils ne se produisent à la vue et approbation étrangère, et si les autres n'en jouissent.

«Notre vanité n'est point seulement aux simples pensées, désirs, discours, mais encore elle agite, secoue et tourmente et l'es

« PreviousContinue »