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Pendant la régence de la reine Marie de Médicis, de Thou fut un des directeurs généraux des finances. On le députa à la conférence de Loudun, et on l'employa dans d'autres affaires épi

neuses.

Le président de Thou s'était nourri des meilleurs auteurs grecs et latins, et avait puisé dans ses lectures et dans ses nombreux voyages en Italie, en Allemagne et en Flandre, la connaissance raisonnée des mœurs, des coutumes et de la géographie des différents pays..

Nous avons de de Thou une Histoire universelle en 138 livres, depuis 1545 jusqu'à 1607. Cet ouvrage est écrit en latin. On s'étonne, au milieu de cette foule de mémoires que nous a laissés le règne de Henri IV, dans le progrès continu et alors si éclatant de notre langue, de rencontrer un monument qui semble une œuvre du moyen âge. Mais de Thou, pour tracer le vaste portrait de son siècle, avait besoin d'un idiome grave et souple, éloquent et généralement connu; c'était le cas de la langue latine, qui était plus que jamais le dialecte commun des hommes éclairés. Peut-être aussi qu'effrayé des rapides variations qu'éprouvait l'idiome national, a-t-il cherché, dans l'immortalité du latin, une consécration que la langue française ne pouvait encore lui donner. Cette langue, en effet, ne semblait pas alors susceptible de porter le poids et la majesté de l'histoire, et les récits graveleux de Brantôme, les confidences de Marguerite de Valois, paraissaient lui aller mieux que le tableau des grands événements qui remplissent l'Histoire universelle de de Thou.

La langue ne manquait pas seule à l'historien; la pensée philosophique qui pouvait unir et animer les scènes immenses et variées d'une histoire universelle, cette pensée n'était pas née. C'est là le vice capital de l'ouvrage de de Thou: l'absence d'unité. Son livre ne forme pas un tout : les faits s'y succèdent et ne s'y enchaînent pas. Nous passons tour à tour, et sans autre transition que l'ordre chronologique, d'Europe en Asie, d'Afrique en Amérique. Des digressions fréquentes, des recherches continuelles sur l'origine des peuples que l'historien passe en revue, des événements abandonnés au moment même où l'intérêt commençait à être excité, ajoutent encore aux embarras de ce défaut d'unité. Cette absence d'unité philosophique amène un autre défaut : obligé d'abandonner, de reprendre les événements sans règle fixe, pour trouver un fil dans ce labyrinthe de faits, d'hommes et de pays, de Thou s'attache à de minces et de nombreux détails; trame faible et confuse qui, loin de suppléer à l'unité, achève de l'étouffer. Le caractère d'une histoire universelle doit être la gé

néralisation; tout son intérêt est dans l'enchaînement philosophique des faits, et non dans la peinture dramatique des événements. De Thou l'avait compris; il sent que les événements l'entraînent, mais il est obligé de les suivre.

Tel est donc le défaut capital de l'Histoire universelle, l'absence d'unité; mais que de mérites le couvrent et le rachètent ! quelle netteté de jugement, quelle étendue de connaissances ! que de sagacité dans l'investigation des faits, de probité dans la manière de les raconter ! Les portraits des personnages qu'il met en scène sont tracés d'une main habile et vigoureuse, et avec une vivacité de couleurs remarquable. Ses narrations, trop longues quelquefois, sont sonvent intéressantes et dramatiques; ses discours, nobles et éloquents, pleins d'un pathétique doux et tendre, de vives et généreuses affections, parfois un peu embellis, comme ceux de Tite-Live, et au-dessus de la vie et des actions des personnages auxquels il les prête. C'était un souvenir et une imitation de l'antiquité. L'histoire, pour les anciens, était une œuvre d'art plus qu'un récit fidèle; ils la façonnent, l'idéalisent. Personnages et événements, tout grandit; c'est toujours un drame, souvent une épopée. Les modernes ne conçoivent pas ainsi l'histoire; pour eux, elle est chose positive, véridique, auguste. Les faits et les hommes y doivent paraître tels qu'ils sont; point d'idéal dans les figures; dans les paroles point d'exagération. Aussi a-t-on fait un reproche à de Thou de son penchant à montrer les hommes plus grands dans leurs discours qu'ils ne l'ont été dans leurs actions; on l'a accusé de contradiction ou de complaisance.

Pour le justifier, on a dit d'autre part que, dans ces mêmes âmes dégradées et comme détruites par le crime, de Thou cherchait encore avec confiance quelques débris de leur dignité première. Cette explication nous semble plus ingénieuse que vraie. Le soin que prend de Thou de rehausser ses personnages, en les faisant parler, ne nous paraît qu'une préoccupation classique, une lutte contre l'antiquité, une imitation. Dans tous les historiens latins modernes, on retrouve ce défaut, ces couleurs fausses et brillantes. Les anciens que l'on étudiait avec tant d'ardeur, on cherchait surtout à les reproduire dans la partie, sinon la la plus vraie, du moins la plus éclatante de leurs œuvres : les portraits et les harangues. Ainsi avaient fait Falcandus et Paul Jove en Italie, Lambert d'Affschensbourg en Allemagne, en Espagne Mariana; ainsi fit de Thou.

Imitateur des anciens, de Thou a cependant son originalité; il a donné à l'histoire un caractère nouveau; il y a mis deux élé

ments que les anciens avaient négligés, les sciences et les lettres, c'est-à-dire l'histoire de la civilisation dans son expression la plus élevée et la plus pure. De Thou ne cherche pas l'histoire d'un peuple seulement dans ses traités, dans ses guerres, dans ses mœurs et ses institutions; il la demande aussi à sa culture intellectuelle. Toutes les découverte utiles, tous les grands travaux du xvre siècle, il les rappelle et les loue. La vie d'un savant, ses ouvrages, ne lui sont pas moins précieux qu'une victoire ou une révolution politique. Lambin, Adrien Turnèbe, Cujas, Ronsard, Baff, Belleau, Du Bartas, Passerat, Desportes, d'Ossat, Muret, Manuce, de Vair, Pithou, Sainte-Marte, du Puy, Rapin, Casaubon, Juste Lipse, Joseph Scaliger, les Etienne, Rabelais; en un mot, toutes les célébrités du xvre siècle se trouvent consacrées dans son livre : c'est un panorama littéraire, en même temps qu'une histoire. L'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre savante, y ont leur place et leur souvenir. Les hommes qu'il cite, de Thou les a vus, il s'est entretenu avec eux, nourri de leur sagesse, instruit de leur science.

Mais de Thou n'est pas seulement un savant; il est homme d'action; il a pris part aux affaires, à la vie politique; il a fait l'histoire avant de l'écrire; ses souvenirs sont ses matériaux. Négociateur habile, politique consciencieux, il a ménagé entre Henri III et Henri IV la réconciliation qui devait faire le repos du la France.

On a reproché à de Thou, dit Feller, de latiniser, d'une manière étrange, les noms propres d'hommes, de villes, de pays : il a fallu ajouter à la fin de son histoire un dictionnaire, sous le titre de Clavis historia Thuana, où tous les mots sont traduits en français. La liberté, ou, si l'on veut, la partialité avec laquelle il parle des papes, du clergé, de la maison de Guise, et une certaine disposition à adoucir les fautes des huguenots et à faire valoir les vertus et les talents de cette secte, firent soupçonner qu'il avait des sentiments peu orthodoxes; et l'on ne doit pas s'étonner que son histoire ait été condamnée à Rome par un décret du 9 novembre 1609, et de nouveau le 10 mai 1757. Un auteur moderne (M. Paquot) le caractérise en ces termes : Audax nimium; hostis Jesuitarum implacabilis; calumniator Guisiorum; protestantium exscriptor, laudator, amicus; Sedi apostolicæ et synodo Tridentina totique rei catholicæ parum æquus. Il ne faut nullement ajouter foi à ce que de Thou dit touchant les Pays-Bas. La plupart des faits qu'il en raconte ont été puisés dans des sources infectées comme dans Van Metteren; quoique, dans d'autres endroits, il soit plus judicieux et plus équitable que la plupart des

auteurs français qui ont parlé de ces provinces. Il écrivait souvent sur des mémoires que les hérétiques de divers pays lui envoyaient. C'est pour cela, en partie, que Casaubon, Scaliger, Grotius, Hensius, Saumaise, Le Clerc, Larrey, ont donné de si grands éloges à son Histoire, qu'ils proposent pour modèle d'un ouvrage où, selon eux, on ne voit nulle partialité, parce qu'elle est toute en faveur des sectes. Malheureusement, cet exemple a été suivi par la plupart de ceux qui ont écrit l'histoire après lui; et c'est ce qui a beaucoup contribué à produire cette haine insensée de la religion, qui enfin est parvenue en France (1793) à une profession ouverte de l'athéisme. Le P. Ant. Possevin a fait sur cette Histoire de savantes notes critiques qui, longtemps conservées en manuscrit dans la bibliothèque des Jésuites à Bologne, ont été imprimées par le P. Zaccaria dans son Iter litterarium per Italiam. (Dictionnaire historique.)

Amyot.

Amyot est un des noms les plus célèbres de notre vieille littérature; on dit le bon Amyot, sans trop savoir, comme le bon Henri, comme le bon La Fontaine. Aucun nom littéraire de son siècle (si l'on excepte Montaigne) ne jouit d'une faveur aussi universelle. Quand il s'agit d'une jolie et gracieuse naïveté de langage, on dit aussitôt pour la définir : C'est de la langue d'Amyot. Ce simple traducteur de Plutarque s'est acquis la gloire personnelle la plus enviable; on le traite comme un génie naturel et original. Il semble qu'à travers ses traductions on lise dans sa physionomie, et qu'on l'aime comme s'il nous avait donné ses propres pensées.

Il a contribué à rendre Plutarque populaire, et Plutarque le lui a rendu en le faisant immortel.

Jacques Amyot naquit à Melun, le 30 octobre 1513, d'une famille obscure. Etant venu à Paris pour y continuer ses études, commencées à Melun, et n'ayant d'autres secours de ses parents qu'un pain que sa mère lui envoyait chaque semaine, Amyot fut obligé, pour y suppléer, de servir de domestique à quelques écoliers de son collége; et on prétend que la nuit, à défaut d'huile et de chandelle, il étudiait à la lueur de quelques charbons embrasés. Quoi qu'il en soit, son extrême amour pour la science lui fit vaincre les nombreuses difficultés que lui offrait sa situation. Après avoir terminé ses études sous les plus célèbres professeurs du Collège de France, nouvellement fondé, il se fit recevoir maître ès arts, et se rendit ensuite à Bourges, pour y étudier le droit

civil. Là, Jacques Collin, lecteur du roi, et abbé de Saint-Ambroise, lui confia l'éducation de ses neveux, et lui fit obtenir, par le crédit de Marguerite, sœur du roi, une chaire de grec et de latin dans l'université de Bourges. Pendant dix ou douze ans qu'il occupa cette chaire, il traduisit le roman grec de Théagène et Chariclée, et quelques vies des Hommes illustres de Plutarque. François Ier, à qui il dédia cet essai, lui ordonna de continuer l'ouvrage, et lui fit présent de l'abbaye de Bellozane, vacante par la mort du savant Vatable.

Désirant, pour le perfectionnement de sa traduction de Plutarque, conférer les manuscrits de cet auteur qui existaient alors en Italie, Amyot s'y rendit à la suite de l'ambassadeur de France à Venise. Odet de Selve, sucesseur de cet ambassadeur, et le cardinal de Tournon, résidant à Rome, le chargèrent de porter au concile, assemblé de nouveau à Trente, une lettre du roi Henri II, où ce prince se plaignait de ce qu'il ne pouvait envoyer les évêques à Trente, à cause de la guerre qu'on lui faisait en Italie. Amyot, à son retour, fut fait précepteur des enfants de France. Charles IX, son élève, le nomma son grand aumônier, et lui donna, quelque temps après, l'abbaye de Saint-Corneille de Compiègne et l'évêché d'Auxerre. Henri III, qui avait été aussi son disciple, lui conserva la grande aumônerie, et y ajouta l'ordre du Saint-Esprit, en considération de ses talents et de ses services. Amyot manqua à la reconnaissance qu'il devait pour de si grands bienfaits, en favorisant les rebelles de la ville d'Auxerre, si l'on en croit de Thou; mais cet historien, souvent prévenu, a été con– tredit sur ce fait par l'auteur de la vie de ce prélat, qui mourut le 6 février 1593, à l'âge de 79 ans.

Quoiqu'il se fût plaint d'avoir été ruiné par les troubles civils, il laissa, dit-on, en mourant, 200, 000 écus. Il fut tout à la fois avide et parcimonieux. On rapporte que, demandant une nouvelle abbaye à Charles IX, qui lui en avait déjà donné plusieurs, ce prince lui dit : « Ne m'avez-vous pas assuré autrefois que vous borneriez votre ambition à 1,000 écus de rente? répondit Amyot, mais l'appétit vient en mangeant. >>

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Oui, sire,

Il est difficile, dit M. Sainte-Beuve, d'essayer un jugement sur les ouvrages d'Amyot, et de les apprécier au vrai sans avoir à la fois sous les yeux les textes et les traductions: mais non, prenons celles-ci, comme on l'a fait presque toujours, comme des écrits originaux d'un style coulant, vif, abondant, familier et naïf, qui se font lire comme s'ils sortaient d'une seule et unique veine. A tout instant, des expressions heureuses, trouvées, ce qu'on peut appeler l'imagination dans le style, s'y

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