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sent uniformément guindés à un ton d'héroïsme. Lisez Froissart; tous les personnages y sont vrais. Le gouverneur de Calais aura son courage et sa fierté à lui; c'est un homme d'un autre ordre que les bourgeois; il parlera autrement. Les bourgeois, qui ne sont pas des citoyens d'Athènes ou de Rome, n'auront pas cette rage de mourir que leur a donnée Dubelloy; et c'est là le sublime de leur action; avec un cœur d'homme, un cœur de bourgeois, si vous voulez, avec peu d'envie d'être tués, ils se sont offerts pour leur pays. Ils craignent d'être pendus; et, malgré la peine que cela leur fait, ils vont chercher le roi, qui est bien capable de les pendre sur place. Quand ils arrivent devant le roi d'Angleterre, qui est fort irrité et veut qu'ils meurent, rien ne es défend, que la pitié de la reine; elle est là, enceinte, et la vue de ces six hommes, la hart au cot, lui fait mal; elle pleure et demande si bien leur grâce, que le roi l'accorde, tout en grondant. Mais écoutons le récit de Froissart:

a Lors messire Jean de Vienne vint au marché, et fit sonner la cloche pour assembler toutes manières de gens à la halle. Au son de la cloche, vinrent hommes et femmes; car moult désiroient à ouïr des nouvelles. Quand ils furent tous venus et assemblez en la halle, hommes et femmes, messire Jean de Vienne leur démontra moult doucement les paroles toutes telles que cidevant sont récitées, et leur dit que aultrement ne pouvoient estre, et eussent sur ce avis et brève réponse. Quand ils ouïrent ce rapport, ils commencèrent tous à crier et à pleurer, et n'eurent pour l'heure pouvoir de répondre ni de parler, et mesmement messire Jean de Vienne larmoyait moult tendrement.

« Une espace aprez se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville qu'on appeloit sire Eustache de Saint-Pierre, et dit devant tous ainsi Seigneur, grand pitié et grand meschief seroit de laisser mourir un tel peuple que ici a, par famine ou aultrement, quand on y peut trouver aucun moyen...., J'ai si grand espérance d'avoir grâce et pardon envers Notre-Seigneur, si je meurs pour ce peuple sauver, que je veuil estre le premier, et me mettrois volentiers en ma chemise, à nud chef, et la hart au col, en la mercy du roy d'Angleterre.» Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut dit ceste parolle, chacun l'alla adorer de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetoient à ses piés, pleurans tendrement, et estoit grand pitié de là estre, et eux ouïr, écouter et regarder. « Secondement, un autre très honneste bourgeois et de grand affaire, et qui avoit deux belles damoiselles à filles, se leva et dit tout ainsi qu'il feroit compaignie à son compère sire Eustache de Saint-Pierre; et appelait-on icelui sire Jean d'Air.

I E. F

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a Aprez, se leva le tiers, qui s'appeloit sire Jacques de Vissant, qui estoit riche homme de meuble et d'héritage, et dit qu'il feroit à ses deux cousins compaignie.

« Ainsi fit sire Pierre de Vissant, son frère ; et puis le cinquième, et puis le sixième, et se dévestirent là ces six bourgeois tous nus en leurs braies et leurs chemises, en la ville de Calais, et mirent hart en leur col, ainsi que l'ordonnance le portoit, et prirent les clefs de la ville et du chastel, chacun en tenoit une poignée....

« Si s'en allèrent les six bourgeois en cest estat que je vous dis, avec messire Gauthier de Mansuy. qui les amena tout bellement devers le palais du roy....

« Le roy estoit à ceste heure en sa chambre, à grand compaignie de comtes, de barons et de chevaliers. Si entendit que ceux de Calais venoient en l'aroy qu'il avoit devisé et ordonné; et se mit hors, et s'en vint en la place devant son hostel; et tous ces seigneurs aprez lui, et encore grand foison qui y survinrent pour veoir ceux de Calais, ni comment ils finiroient, et mesmement la royne d'Angleterre, qui moult estoit enceinte, suivit le roy son seigneur. Si vint messire Gautier de Manny, et les bourgeois près lui qui le suivoient.... Le roy se tint tout coy, et les regarda moult cruellement; car moult haïssoit les habitans de Calais. Ces six bourgeois se mirent tantost à genoux par devant le roy, et dirent ainsi, en joignant leurs mains : « Gentil sire et gentil roy, véez-nous cy six qui avons esté d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons les clefs de la ville et du chastel.... Si veuillez avoir de nous pitié et mercy par votre très-haute noblesse.... » Le roy les regarda très-ireusement: et, quand il parla, il commanda que on leur coupast tantost les testes.

« Tous les barons et les chevaliers qui là estoient en pleurant, prioient si acertes que faire pouvoient au roy qu'il en voulust avoir pitié et mercy; mais il n'y vouloit entendre. Grinça le roy les dents et dit : « Qu'on fasse venir le coupe teste.

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<< Adonc fit la noble royne d'Angleterre grand humilité, qui estoit durement enceinte, et pleuroit si tendrement de pitié que elle ne se pouvoit soutenir. Si se jeta à genoux par devant le roy son seigneur, et dit ainsi : « Ha? gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand peril, si, comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé; or, vous pris-je humblement et requiers en propre don, que pour le fils de Sainte Marie, et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes mercy. »

« Le roy attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame sa femme qui pleuroit à genoux moult tendrement; si lui amollit le cœur; car envis l'eust courroucée, au point où elle estoit; si

dit : « Ha! dame, j'aimasse trop mieux que vous fussiez autre part que cy. Vous me priez si acertes que je ne le vous ose escondire ; et combien que je le fasse avec peine, tenez, je les vous donne ; si en faites vostre plaisir. » La bonne dame dit : « Monseigneur, très-grand mercy!» Lors se leva la royne, et fit lever les six bourgeois et leur osta les cordes d'entour leur col, et les ernmena avec li en sa chambre, et les fit revestir et donner à disner tout aise, et puis donna à chacun six nobles et les fit conduire hors de l'ost à sauveté. »

Les peintures de la vie féodale, tracées par Froissart, présentent tous les contrastes de rudesse et de courtoisie chevaleresque, de barbarie et d'humanité. Une infinie variété naît de sa naïve exactitude. Son âme vive et.mobile, enjouée plutôt que forte, est un miroire fidèle où se reflète le moyen âge.

Le roi Jean, prisonnier dans la tente du prince de Galles, offre une peinture admirable. Vous vous souvenez de l'entrevue de Paul-Emile et de Persée dans Tite-Live. Paul-Emile n'y paraît qu'un vainqueur dur et dédaigneux, auquel l'historien a prêté quelques lieux communs de morale philosophique. Froissart est bien supérieur en étant plus simple.

« Quand ce vint au soir, le prince de Galles donna à souper au roi de France et à monseigneur Philippe, son fils, à monseigneur Jacques de Bourbon, et à la plus grande partie des comtes et des barons de France, qui prisonniers estoient. Et assist le prince le roy de France et son fils monseigneur Philippe, monseigneur Jacques de Bourbon, monseigneur Jean d'Artois, le comte de Tancarville, etc., à une table moult haute et bien couverte; et tous les autres barons et chevaliers aux autres tables. Et servoit toujours le prince au-devant de la table du roy, et par toutes les autres tables, si humblement comme il pouvoit. Ni oncques ne se voulut seoir à la table du roy, pour prière que le roy lui sçût faire; ainsi disait toujours qu'il n'estoit mie encores si suffisant qu'il apparteinst de lui sceoir à la table d'un si hault prince et de si vaillant homme que le corps de lui estoit, et que montré avoit la journée. »

C'est que le prince de Galles, bien que vainqueur du roi Jean, \se souvenait qu'il était son vassal. Ainsi, du milieu de cette féodalité si cruelle, si barbare, sortait une urbanité nouvelle. Le souvenir d'un certain devoir faisait que le vassal victorieux dans une bataille servait à table humblement scn seigneur vaincu et prisonnier.

« Et toujours s'agenouilloit par devant le roy, et disoit bien : a Cher sire, ne veuillez mie faire simple chère, pour tant si Dieu

n'a voulu consentir hury votre vouloir; car certainement monseigneur mon père vous fera tout l'honneur et amitié qu'il pourra, et s'accordera à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble à toujonrs. Et m'est avis que vous avez grand raison de vous réjouir, combien que la besoigne ne soit tournée à votre gré; car vous avez aujourd'hui conquis le hault nom de prouesse, et avez passé tous les mieux fesans de votre costé. Je ne le dis mie, cher sire, sachez, pour vous railler; car tous ceux de notre partie et qui ont vu les uns et les autres, se sont par pleine science à ce accordés, et vous en donnent le prix et le chapelet, si vous le voulez porter. »

« A ce point commença chascun à murmurer, et disoient entre eux François et Anglois, que noblement et à point le prince avoit parlé. Si le prisoient durement, et disoient communément que en lui avoient et auroient encore gentil seigneur, s'il pouvoit longuement durer et vivre, et en telle fortune persévérer. »

Dans certains récits de bataille, dans le récit de la bataille de Crécy, Froissart est véritablement homérique. On ne saurait décrire avec plus de force le choc de ces deux masses d'hommes d'armes qui se heurtent. Arrivez-vous dans le château de Gaston de Foix, il est impossible de peindre avec plus de gràce la vie oiseuse, les délices, les fêtes de cette cour. Passez-vous en Espagne, la tyrannie de Pierre le Cruel, la hardiesse de Henri de Transtamare, le génie du Prince-Noir, sont devant vous. Rentrez-vous en France, la sagesse de Charles V, son activité, son administration habile et réparatrice, sont décrites avec un soin et un sérieux que fait ressortir l'enjouement habituel de Froissart. Grands événements, anecdotes familières, nations diverses, Anglais, Flamands, Français, tout se mêle et se succède sans confusion; et jamais les couleurs de l'historien ne sont semblables, quoiqu'il soit toujours naïf, naturel, abandonné. (M.Villemain, Littérature au moyen-âge.)

Enguerrand de Monstrelet.

Enguerrand de Monstrelet, prévôt de Cambrai, continua la Chronique de Froissart jusqu'en 1453. Lui-même fut continué par Jacques Duclerq jusqu' en 1467, et de main en main l'ouvrage fût poussé jusqu'en 1516 (). La Chronique de Montrelet se dis

(*) La première addition, à partir de 1467, n'est autre chose que la Chronique de Louis XI, connue sous le nom de Chonique scandaleuse attribuée à Jean de Troyes, greffier de l'hôtel de ville de Paris. La seconde continuation, qui comprend le règne de Charles VIII, est de Pierre Desrey.

tingue par la fidélité des dates, la naïveté du style et la clarté des faits; mais il faut se mettre en garde contre sa partialité dans tout ce qui concerne le duché de Bourgogne. On lui reproche de la diffusion, parce qu'en trois gros volumes in folio il ne donne que l'histoire de cinquante-trois ans; mais il faut remarquer que sa Chronique réunit une immense quantité de pièces justificatives très-précieuses; il y a inséré textuellement des édits, de harangues. des plaidoyers, des defis et des traités. C'est une mine féconde à exploiter pour les savants qui veulent discuter les faits et en approfoudir les causes.

Juvénal des Ursins, fils d'un père qui s'était illustré dans la magistrature, suivit d'abord la même carrière, mais il l'abandonna bientôt pour entrer dans les ordres. Il devint archevêque de Reims; ce fut lui qui sacra Louis XI (1461) et qui présida les évêques chargés de réviser le procès de Jeanne d'Arc. Les devoirs qu'il avait à remplir ne l'empêchèrent pas de devenir l'historien des événements, déplorables qui avaient marqué le règne de Charles VI. Son livre est écrit avec franchise et naïveté; émané d'un homme aussi haut platé que Juvénal, c'est le document le plus précieux de l'histoire de son temps. Nous ne pouvons résister au désir de transcrire une des curieuses anecdotes qu'il renferme. L'auteur, après avoir rapporté que l'on célèbre Isabeau de Bavière, continue ainsi :

« Au roy feut rapporté qu'on faisoit les dicts préparatifs, et dit à Savoisi, qui estoit un de ceux qui estoient des plus près de luy : « Savoisi, je te prie tant que je puis, que tu montes sur un bon cheval, et je monterai derrière toi, et nous nous habillerons tellement, qu'on ne nous congnoistra point, et allons veoir l'entrée de ma femme. » Et combien que Savoisi feist bien son debveoir de le desmouvoir; toutesfois le roi le voulut, et luy commanda que ainsi feust faict. Si feit Savoisi ce que le roy lui avoit commandé, et se déguisa le mieux qu'il put, et monta sur un fort cheval, et le roy dernière luy, et s'en allèrent parmy la ville en divers lieux, et s'advancèrent pour venir au Chastelet, à l'heure que la royne passait, et avoit moult de peuple et grande preise. Et se bouta Savoisi le plus près qu'il peut, et là avoit sergens de tous costez à grosses boulayes. Lesquels, pour défendre la presse, et qu'on ne feist quelque violence au lict, où estoit le cerf, frappoient d'un costez et d'autre de leurs boulayes bien fort, et s'efforçoit toujours Savoisi d'approcher. Et les sergens qui ne cognoissoient ne le roy, ne Savoisi, frappoient de leurs boulayes sur eulx. Et en eut le roy plusieurs coups et horions sur les espaules bien assis. Et au soir en la présence des dames et des damoiselles, feut la chose sceüe et

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